Introduction
Une offensive réactionnaire virulente sévit, tant aux États-Unis qu’en Europe. Son obsession principale est la haine de toute divergence d’expression de genre vis-à-vis d’une norme. En ciblant ces non-conformités, qu’il s’agisse des orientations sexuelles non-hétérosexuelles, des performances artistiques telles que le drag[1], ou du brouillage des normes vestimentaires assignées aux hommes ou aux femmes, les réactionnaires développent des stratégies spécifiques de haine anti-trans érigée en pointe avancée de leur mouvement.
Ainsi, en 2022, les législateurs états-uniens ont déposé 3 lois par jour en moyenne retirant des droits aux personnes ayant une orientation sexuelle ou expression de genre minoritaire (dite « LGBTQI+ » pour « lesbienne, gay, bisexuel·le, trans, queer, intersexe et autres »), dont 65 % concernent les personnes trans. Facilitant les reculs des droits des personnes racisées et des femmes, comme l’interdiction du droit d’avortement, l’obsession anti-trans est un outil performant pour diviser le mouvement progressiste, fédérer les droites et reconquérir les dominations érodées au cours du 20e siècle.
C’est pourquoi il est fondamental de lutter de front contre cette offensive réactionnaire détruisant la vie de nos contemporains LGBTQI+, et servant plus largement de levier pour clore la période d’avancée vers l’égalité des droits pour tous. La première étape dans cette lutte est peut-être de faire comprendre largement que le fait trans est une donnée de l’humanité sur le temps long. « Trans » est un terme générique employé pour désigner des personnes transgenres, transsexuelles, eunuques, non-binaires qui ne se définissent pas par leur sexe ou leur genre, voire des personnes intersexes[2]. Si le mot « trans » est relativement récent, les réalités multiples qu’il recouvre ont connu, à travers les siècles, de nombreuses formes d’institutionnalisation, d’acceptation, ou au contraire de criminalisation.
Un tour d’horizon historique permet de percevoir que les discours prétendant que le fait trans serait « une innovation récente de la modernité » sont tout à fait erronés. Cela permet également d’ouvrir le champ des possibles politiques : nous pouvons, collectivement, construire des consensus sociaux à grande échelle plus égalitaires que la situation présente. L’offensive réactionnaire que nous connaissons a justement pour objectif d’empêcher ces changements et d’édifier une société hiérarchisée où une minorité tire des profits et avantages de la domination, de l’exclusion, de la ségrégation voire de la suppression de certains membres du corps social – et en particulier des personnes trans.
1. Des sociétés traditionnelles européennes oscillant entre une binarité stricte et un système à trois sexes
a. Les hermaphrodites de l’Antiquité grecque et romaine
Dans l’antiquité gréco-romaine, deux mythes importants concernent ceux qu’on appelle alors les « hermaphrodites ». On appelait ainsi des personnes qui étaient perçues comme possédant des organes génitaux masculins et féminins. C’étaient, en fait, des personnes intersexes. Le mythe grec d’Hermaphrodite est raconté à Rome par Ovide dans les Métamorphoses. Hermaphrodite est un très beau jeune homme. Alors qu’il se baigne dans un lac en Carie (région du sud-ouest de l’Asie Mineure, la Turquie actuelle, qui compte en particulier la ville grecque d’Halicarnasse sur la mer Égée), la nymphe Salmacis tombe éperdument amoureuse de lui. Mais Hermaphrodite refuse de céder au désir de Salmacis. Celle-ci demande alors aux dieux de rendre possible son union avec Hermaphrodite, et, lorsque Salmacis enlace le jeune homme, leurs deux corps fusionnent, faisant d’Hermaphrodite un être bisexué.
Ovide précise que les hommes qui se baignaient dans le lac Salmacis devenaient efféminés et avaient des relations homosexuelles. Ainsi, dès l’antiquité gréco-romaine on rapprochait transitude[3] et homosexualité. On peut noter également le mythe de Tirésias tel qu’il a été raconté par Ovide. Alors qu’il se promenait, Tirésias perturba l’accouplement de deux serpents qui le transformèrent en femme. Il vécut plusieurs années dans un corps féminin jusqu’au jour où il retrouva les serpents qui le métamorphosèrent à nouveau en homme.
Platon, lui, dans Le Banquet, énonce le mythe des êtres humains originels. Ceux-ci auraient formé des boules, certains comportant deux appareils génitaux masculins, d’autres deux appareils génitaux féminins et d’autres encore un appareil génital masculin et un appareil féminin : c’étaient donc des êtres bisexués. Comme ces êtres devenaient trop puissants, Zeus les coupa en deux et c’est ainsi qu’il y aurait eu des hommes et des femmes. Mais chaque homme ou femme recherchant son autre moitié perdue, ceci expliquerait que des hommes aiment d’autres hommes, des femmes d’autres femmes et que des femmes aiment des hommes[4].
La réalité vécue à cette époque par les personnes dites hermaphrodites, ou androgynes, est bien plus lugubre. Leur naissance est considérée comme un signe néfaste, le fait de posséder les attributs génitaux de deux sexes étant une transgression qui jette une confusion dans la division des sexes : on les voit alors comme des monstres. C’est pourquoi les bébés intersexes étaient exposés, et les personnes adultes dont on découvrait l’état pouvaient être mises à mort. Dans l’Empire romain, une approche plus rationnelle se met en place : le fait qu’il y ait des êtres dotés d’attributs génitaux des deux sexes ne les inscrit plus dans la catégorie des monstres[5]. Les galles, prêtres eunuques de la déesse Cybèle, sont considérés comme ni hommes ni femmes et placés hors de la binarité des sexes[6].
b- Le système à trois sexes de l’Empire byzantin médiéval
Le Moyen Âge chrétien voit une séparation fondamentale entre l’Orient byzantin orthodoxe et l’Occident latin catholique. L’Orient byzantin conçoit l’existence de trois sexes : les hommes, les femmes et les eunuques. Ces derniers sont souvent qualifiés d’androgynes. On distingue d’une part les eunuques naturels nés stériles du fait d’une conformation particulière, ou devenus tels du fait d’un accident ou d’une maladie, et d’autre part les castrats qui sont devenus stériles du fait d’une opération. Un eunuque naturel peut se marier à condition qu’il ait été capable d’enfanter dans les cinq années suivant son mariage, et il peut adopter. En revanche, les castrats n’ont pas le droit de se marier, bien qu’à partir du règne de l’empereur Léon VI (886-912), ils aient le droit d’adopter. Les eunuques sont employés aussi au Palais impérial comme chanteurs, car les castrats étant ni hommes, ni femmes, et leur voix étant particulière, ils évoquent des anges sur terre.
La médecine byzantine s’appuie sur l’autorité du médecin romain Galien, qui vécut au tournant des IIe et IIIe siècles, pour envisager le fait que même une femme puisse devenir eunuque, à savoir stérile, et que cet état la rapproche des castrats. En revanche, il y a une séparation nette entre les hommes d’un côté, les femmes et les eunuques de l’autre. Les médecins byzantins connaissaient des cas de pseudohermaphrodisme. Le médecin Paul d’Égine au VIe siècle décrit les opérations que les chirurgiens byzantins pratiquaient pour faire entrer les pseudohermaphrodites dans les normes sexuelles.
Le titre sur les hermaphrodites suit immédiatement le titre sur la castration, signe qu’à Byzance eunuques et hermaphrodites étaient associés. Ces conceptions ont des conséquences dans le domaine de la vie des femmes ascètes[7], de certaines moniales[8]. Dès les débuts du christianisme, Thècle vit avec des vêtements masculins. Des femmes comme Marie, Pélagie aux IVe – Ve siècles, Matrôna de Pergé au Ve siècle-début VIe siècle vivent avec des vêtements ascétiques masculins. Mais dans l’Orient byzantin, ces ascètes féminines sont perçues non pas comme des hommes mais comme des eunuques : ce sont des saintes eunuques. En effet, la virilité de leur esprit, l’ascèse rigoureuse qu’elles mènent ont eu pour conséquence une métamorphose de leur physiologie et de leur corps, ce qui fait qu’elles n’ont plus de règles et pas de seins volumineux et qu’on les considère comme des eunuques. C’est bien parce que ces femmes ascètes sont perçues comme des eunuques et pas comme des femmes que ce passage, cette transition vers le sexe eunuque est possible. En revanche, tel n’est pas le cas dans l’Occident latin qui, lui, est binariste[9].
c- Dans l’Occident médiéval, un binarisme rigide qui n’empêche pas l’apparition de figures positives d’inversion des sexes
L’Occident médiéval hérite d’une conception binariste[10] du monde, certainement plus catégorique qu’en Orient, qui rend quasiment imperméables les catégories homme et femme. Alors qu’à partir du XIIe siècle les juristes médiévaux connaissent bien le Digeste qui fait mention de l’existence de trois sexes juridiques (masculin, féminin et hermaphrodite), cette tripartition romaine n’entraîne pas de remise en cause de la binarité des sexes et est laissée de côté par la plupart des lettrés de la fin du Moyen Âge[11]. C’est que la conviction qu’il n’existe que deux sexes, qu’ils sont séparés par nature et qu’il serait scandaleux de les inverser est solidement ancrée à la fois dans la culture biblique et la culture laïque.
Les théologiens, saint Thomas d’Aquin en tête, mettent en avant un passage de l’Ancien Testament pour justifier l’ordonnancement en deux sexes de la Création[12]. Dans sa Somme théologique, Thomas d’Aquin affirme que Dieu a voulu que « l’habit nous renseigne sur celui qui le porte » et qu’il interdit donc que « les femmes revêtissent l’habit d’homme ; ou l’inverse ». Cet interdit général s’articule à une représentation collective des laïcs, qui conçoivent l’ordre social comme un ensemble de positions fixes, bien ordonnées et hiérarchisées, où chaque individu doit tenir son « état », c’est-à-dire son rang. Certes voulu par Dieu, mais surtout imposé et maintenu par l’honneur, l’ordre social se donne à voir sur les corps, par leurs vêtements et leurs manières[13].
Cela intègre la division entre hommes et femmes laïcs, chaque sexe ayant une garde-robe immédiatement identifiable (la jupe ou robe longue des femmes ; les pantalons, hauts de chausse et bas des hommes). Mais les atours des classes, ordres et groupes sociaux sont également étroitement surveillés, afin que la qualité du vêtement reflète la place de l’individu dans les hiérarchies socio-professionnelles. Dans les années 1290, Philippe le Bel, peut-être sous l’effet de ce qu’on appellerait aujourd’hui une panique morale, prend une série d’« ordonnances somptuaires » dénonçant les « mignons » qui s’habilleraient de manière si originale que les barrières entre les classes et les sexes en seraient brouillées[14]. Le roi réaffirme avec force l’obligation pour chacun de se présenter selon son état, contrainte rigide dont la nécessité de la rappeler trahit qu’elle pouvait, dans les faits, être bafouée.
L’historiographie française s’est longtemps contentée de penser que cette norme tranchée s’appliquait uniformément dans les sociétés occidentales, et qu’il allait donc de soi que tout « travestissement » était rejeté, voire diabolisé. Aussi, jusqu’aux années 2010, seules étaient étudiées les inversions scandaleuses de vêtements. Jacques Rossiaud a par exemple montré comment l’habit d’homme pouvait être utilisé par les prostituées, à la fois pour se mêler plus facilement à la société masculine et pour révéler leurs jambes, partie du corps jugée érotique[15]. De fait, dans les affaires judiciaires, le travestissement suffit pour jeter le soupçon de prostitution, voire de crime de sodomie s’il s’agit d’un homme prenant l’habit de femme.
Cette conception strictement négative de l’échange d’habit a conduit l’historiographie classique à minorer, contourner, ou du moins ne pas expliquer, la question de l’habit d’homme de Jeanne d’Arc. La Pucelle, dès son passage à Vaucouleurs au début de l’année 1429, revêt un habit et une coiffure d’homme[16]. Elle conserve cet habit en toutes occasions, y compris pour écouter la messe et communier, ignorant les clercs lui disant qu’accueillir le corps du Christ en étant déguisée est un péché grave. Durant son procès de 1431, elle est toujours en habit d’homme, ce que ses juges lui reprochent[17]. Ce détail est non seulement sans cesse répété au cours de l’accusation, mais il sert d’argument final pour sceller la condamnation à mort de Jeanne. En effet, la Pucelle finit par abjurer son aventure, et accepte de revêtir un habit de femme contre une commutation de sa peine de mort en prison à vie. Mais quelques jours plus tard, elle est surprise habillée en homme dans sa cellule. Et c’est pour cela qu’elle est condamnée à mort comme relapse.
De Colette Beaune à Claude Gauvard, les historiens français ont repris la justification rhétorique du camp armagnac pour expliquer le vêtement d’homme de Jeanne[18]. Elle l’aurait pris pour raison de nécessité, afin de garder sa vertu sur les grands chemins et en compagnie des écorcheurs de Charles VII. L’argument est formulé dès son vivant. En mai 1429, le théologien Jean Gerson, ancien Chancelier de l’Université de Paris, écrit dans le De mirabili Victoria que l’habit d’homme de Jeanne ne pose pas de difficulté car l’ancienne loi peut être transgressée en cas de nécessité, pour qu’une femme puisse voyager ou échapper à un viol[19]. Mais cet argument est chronologiquement fragile. Si c’était là le but de l’habit de Jeanne, pourquoi l’aurait-elle pris à Vaucouleurs, ville sûre ? Et surtout pourquoi le garde-t-elle à tout moment, jusque dans les églises et à son procès ? Pourquoi, encore, ne cite-t-elle jamais cet argument ? Les minutes de son procès, ainsi que les chroniques à chaud, transcrivent assez clairement sa réponse, invariable : elle s’habille en homme parce que cela lui plaît. Cela lui plaît tant qu’au terme de son parcours, elle préfère mourir brûlée plutôt que s’habiller en femme.
Le récent ouvrage de Clovis Maillet, Les genres fluides (2020), remet en ordre les sources et interprétations sur le cas du genre de Jeanne d’Arc[20]. L’auteur en tire trois conclusions : Jeanne s’habille en jeune homme noble et vit selon les sociabilités militaires propres à cet état. En même temps, elle n’a jamais essayé de passer pour un homme, elle se genrait au féminin et utilisait le surnom « la Pucelle ». Enfin, contrairement à ce que dit Jean Gerson, son habit d’homme posait des difficultés aux contemporains : d’après la chronique du bourgeois de Paris, qui déteste Jeanne, le peuple bruissait d’injures, ragots et questions sur cet individu au genre trouble et aux chausses rouges, à qui on reproche « la dérision de sa vêture ». Clovis Maillet s’en tient à ces conclusions prudentes, tirées des sources, et clôt l’analyse d’un « Jeanne n’était ni sainte ni transgenre » de son vivant.
d- Les contradictions de l’époque moderne : fermeté du système binariste et intérêt culturel pour les brouillages et inversions de genre
L’époque moderne du XVIe au XVIIIe siècle est marquée d’abord par la place prise par les médecins et les chirurgiens. Ce sont eux qui sont chargés en premier lieu d’examiner les hermaphrodites et de dire à quel sexe un hermaphrodite appartient. C’est sur l’expertise médicale que la justice et l’Église se fondent pour dire d’un hermaphrodite qu’il est un homme ou une femme. Dans la vie courante la situation des hermaphrodites est périlleuse. On les accuse d’utiliser leurs deux sexes, de se travestir d’homme en femme ou l’inverse, et d’avoir des relations contre-nature, c’est-à-dire homosexuelles, d’être des sodomites. Des hermaphrodites sont jugés et condamnés à mort[21]. Le travestissement est aussi une pratique, adoptée par les femmes pour diverses raisons : prostitution, voyage, engagement dans l’armée, même s’il est réprimé. Le travestissement en femme par des hommes existe aussi. Le cas du chevalier d’Éon, ambassadeur et espion au service du roi de France au XVIIIe siècle, qui s’habillait en homme ou en femme est particulièrement célèbre[22].
Intellectuellement et artistiquement, cette époque est marquée, et ce depuis la fin du XVe siècle, par la redécouverte des œuvres de l’Antiquité gréco-romaine. Ainsi, en 1608 a lieu la découverte à Rome près des thermes de Dioclétien de la statue d’Hermaphrodite endormi. Hermaphrodite est nu, allongé sur le ventre sur un matelas, mais sans que l’on puisse vraiment voir sa poitrine. On aperçoit cependant partiellement un sein. La statue présente sur un côté un corps aux formes féminines, en particulier en ce qui concerne les fesses, mais, sur l’autre côté, laisse apparaître un appareil génital masculin (pénis et testicules).
La statue est une copie romaine d’un original grec créé au IIe siècle avant Jésus-Christ. Elle se trouvait d’abord au palais du cardinal Borghese, puis le sculpteur Le Bernin a ajouté un matelas de pierre et la tête a été restaurée. Acquise plus tard par Napoléon Ier, elle se trouve depuis au musée du Louvre, dont c’est aujourd’hui une des statues les plus célèbres. Elle a été maintes fois copiée depuis le XIXe siècle[23]. Il faut aussi évoquer la vogue extraordinaire, dès la fin du XVIe siècle, des castrats chanteurs en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles qui questionne la construction viriliste des sexes.[24].
Dès la fin du XVe siècle, le mouvement de colonisation par les puissances européennes met les Occidentaux au contact de sociétés ayant des conceptions différentes des sexes et des genres. Les colonisateurs en Amérique sont confrontés à des populations indiennes où il existe des hommes portant des vêtements de femmes, ou inversement. Ils leur donnent le nom de « berdaches ». Ils les voient à travers leurs grilles culturelles occidentales binaristes et mettent en application leurs codes juridiques chrétiens européens. Du fait qu’ils les considèrent comme des sodomites et des travestis, ils les répriment, voire les brûlent vifs[25].
2. Le tournant médical contemporain : entre biopouvoir des médecins et autonomisation des personnes trans
a- Le raidissement médico-légal contre toutes les divergences de sexe et de genre du XIXe siècle
Le XIXe siècle est une époque de bouleversements, du fait de l’industrialisation et de l’urbanisation qui concentrent de vastes populations à la vie anonyme, permettant ainsi aux personnes dites travesties de pouvoir exister. En outre, la colonisation confronte les Européens à d’autres sociétés, en Amérique, Asie-Océanie, Afrique, qui perçoivent les sexes et les genres différemment. Les Européens sont confrontés au phénomène massif des eunuques dans les sociétés africaines et asiatiques, dont les milliers d’hijras en Inde, qui remettent en question leur bicatégorisation hommes/femmes[26].
Ils sont également mis en présence d’autres systèmes de sexes, genres et sexualités en Océanie avec des « hommes » vivant « à la façon d’une femme », comme les fa’afafine à Samoa[27]. Dans son roman intitulé Mademoiselle de Maupin, qu’il publie en 1835, Théophile Gautier fait dire au personnage féminin central qui vit sous les habits d’un homme : « je suis d’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de nom ; au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supérieur ; j’ai le corps et l’âme d’une femme, l’esprit et la force d’un homme[28] ». Le roman est une réflexion sur l’androgynie et est parsemé de références à la figure de l’hermaphrodite dans l’antiquité gréco-romaine. Théophile Gautier relie la question de l’androgynie à celle de la création littéraire[29].
Mais, à rebours de ces réflexions littéraires, le XIXe siècle est une époque d’exaltation du binarisme et du virilisme en Occident, en liaison avec la colonisation et les conquêtes militaires. La castration est interdite dans le Code civil, sauf pour raison médicale, et l’homosexualité et le travestissement sont réprimés comme atteintes aux bonnes mœurs. Il faut rappeler qu’au XIXe siècle se développe une psychopathologie sexuelle qui étudie les « perversions et inversions », dont l’ouvrage monumental paru en 1886 est la Psychopathia sexualis de Richard von Krafft-Ebing. Il est significatif que l’édition et traduction française de 1895 adopte en sous-titre « avec recherches spéciales sur l’inversion sexuelle ».
Dans nombre de pays occidentaux, comme l’Allemagne ou l’Angleterre, ce courant s’inscrit dans la pénalisation des pervers sexuels et invertis, c’est-à-dire de l’homosexualité mais aussi de ce que l’on appelle le travestissement. L’un et l’autre sont considérés comme des anormalités et dans un premier temps perçus comme une perversion de l’instinct sexuel, puis une atteinte à l’harmonie dynamique des fonctions psychiques. Les pervers sont des êtres dégénérés, anormaux, à la nature corrompue, atteints de désordres, de pathologies mentales, menaçant l’ordre et l’hygiène sociaux et devant donc être juridiquement réprimés, cette dégénérescence ayant évidemment des conséquences physiques et mentales.
En France, il n’y a pas de pénalisation de l’homosexualité dans l’espace privé, mais sa manifestation dans l’espace public est réprimée comme outrage public à la pudeur, au nom du respect des bonnes mœurs. Corps et perversions sexuelles sont étroitement liés, l’impuissance touchant inexorablement les homosexuels, libertins et masturbateurs qui livrent leur corps aux abus et à l’excès, au contraire de la relation hétérosexuelle normale qui se cantonne à la modération dans les liens du mariage. Les pervers sont aussi associés à la bestialité et au sauvage primitif, non civilisé, participant ainsi des dispositifs de domination coloniaux[30].
Le médecin Ambroise Tardieu, spécialiste de médecine légale, dit de la « pédérastie » – il désigne par ce terme l’homosexualité – qu’elle est une des formes de la psychopathia sexualis, une perversion maladive des facultés morales qui entraîne une dégradation physique de l’homme. Elle s’exprimerait notamment par une tendance à la saleté corporelle. Le pédéraste est un être qui s’inscrirait dans le monde « abject » que l’on désigne sous le nom de « tante » (en italique dans le texte), qui qualifie les pédérastes passifs. L’homosexualité entraînerait un affaiblissement des fonctions intellectuelles et affectives, qui se traduirait par la dépravation et la tendance à être affecté par des maladies vénériennes, en particulier la syphilis. Assassinats et vols sont donc fréquemment associés à l’homosexualité[31]. Dans son tableau de la pédérastie, Ambroise Tardieu décrit des situations de travestissement. Il précise que des proxénètes déguisent des filles en hommes pour attirer les pédérastes et que souvent des jeunes gens ont revêtu des habits de femmes pour tromper les agents de police et faciliter le racolage. Il donne l’exemple d’une maîtresse d’hôtel garni qui habillait un jeune homme en femme puis le livrait à la prostitution avec un homme. En partant d’un exemple précis, Tardieu élargit alors son propos et parle pour certains hommes de « métamorphose complète ».
Il dit ainsi d’un jeune pédéraste qu’on l’appelle « la fille à la mode ». Il s’agit assurément de travestissement mais peut-être aussi de transidentité. Tardieu dit en effet qu’on trouve chez des pédérastes des représentations d’hermaphrodites ou de jeunes garçons. Il cite plusieurs prénoms féminins ou locutions féminines désignant des prostitués masculins : la Marseillaise, la Nantaise, la Pépée, la Bouchère, la Léontine, la Folle, la Fille à la mode, la Fille à la perruque, la Reine d’Angleterre. Le travestissement est ainsi associé à l’efféminement, aux relations contre nature, à la pédérastie, au crime, aux assassinats, à la prostitution, à la débauche, à la dépravation et à l’immoralité, mais aussi à la saleté physique (l’impropreté) et morale[32]. Michel Foucault a étudié le cas d’Herculine Barbin, dite Alexina B., en s’appuyant sur ses mémoires : une personne intersexe, que l’on appelle encore à l’époque hermaphrodite, assignée fille à sa naissance en 1838. Elle grandit en tant que fille et s’identifie elle-même comme femme. Mais à l’âge adulte, en 1868, suite à un examen médical, elle est identifiée comme homme par un médecin. La justice l’oblige alors à vivre et s’habiller en homme, ce qui l’amène à se suicider en 1868[33].
À partir des années 1850, on observe une vague de lois prises dans de nombreuses villes états-uniennes pour interdire le port de vêtements n’appartenant pas à son sexe, ce que l’on appelle le cross-dressing (« travestissement » en français). Ce changement serait dû au développement de vastes cités industrielles, où dans la masse d’emplois industriels, de nombreux jeunes travailleurs masculins mènent une vie anonyme et peuvent avoir des relations homosexuelles. Parmi ces hommes, certains se travestissent, créant des « subcultures » (sous-cultures) urbaines gays. Ce mode de vie pouvait plus difficilement avoir lieu dans les communautés rurales, plus petites, où s’exerçait un fort contrôle normatif sur les membres de la communauté. De même, comme les femmes étaient davantage soumises à un ordre hétéropatriarcal et qu’elles étaient plus astreintes que les hommes aux contraintes du mariage, de l’éducation des enfants et du soin envers les parents âgés, les subcultures lesbiennes se développent dans les villes surtout au XXe siècle. Mais le cross-dressing est promu aussi dans les milieux féministes américains, qui voient dans la réforme vestimentaire une forme d’émancipation pour les femmes.
Amelia Bloomer revendique le droit pour les femmes de porter des sortes de pantalons et culottes au lieu des jupes longues et des sous-vêtements encombrants. Les milieux antiféministes, quant à eux, dénoncent la réforme vestimentaire comme équivalente à un travestissement, d’autant que la question du travestissement est bousculée par les vagues migratoires, en particulier sur la côte Ouest. L’arrivée des migrants chinois en Californie avec la fièvre de l’or jette un trouble quant aux distinctions de genre établies. Les États-Uniens d’origine européenne voient des femmes chinoises porter des sortes de pyjamas de soie et les hommes avoir des chemises longues ; ils disent avoir de la difficulté à distinguer les hommes des femmes[34]. Pendant la guerre de Sécession, plusieurs femmes combattent en se faisant passer pour des hommes. On en trouve des exemples, comme avec Franklin Thompson et Harry T. Budford, qui, femmes se faisant passer pour des hommes, furent soldats et des espions. Lorsqu’elles vivaient en femmes, iels s’appelaient Sarah Emma Edmonds et Loreta Velazquez[35]. En cette fin du XIXe siècle, la question trans n’est donc pas uniquement européenne, elle est mondiale.
b- 1900-1939 : l’émergence des techniques médicales de « changement de sexe »
Le fait trans revêt une forme nouvelle au début du XXe siècle avec l’apparition de techniques médicales et chirurgicales permettant de modifier les caractéristiques sexuées du corps. À l’origine de ce tournant, il y a la découverte des hormones sexuelles : la fonction hormonale des ovaires est par exemple décrite en 1906, dix ans après que le médecin Thomas Beatson a effectué les premières castrations de femmes à visée médicale. Dans le Paris des années 1910-1920, un chirurgien pionnier dans ce domaine, Serge Voronoff, directeur de la station de physiologie du Collège de France, défraie la chronique avec ses expérimentations de greffes de testicules de grands singes sur des hommes impuissants pour leur redonner de la vigueur[36]. L’heure est ainsi à l’innovation chirurgicale, qui précède la description scientifique des effets de la testostérone et des oestrogènes sur les corps.
C’est en Allemagne que s’élabore à cette époque la première structure accompagnant médicalement les personnes trans. L’Institut de recherche sexuelle de Berlin est fondé en 1919 par Magnus Hirschfeld (1868-1935), un médecin spécialiste de la sexualité[37]. Hirschfeld est une des premières personnalités publiques à lutter pour l’égalité et la dignité des personnes « transvestites », terme qu’il invente pour désigner quelqu’un affichant un autre sexe que celui qui lui a été assigné à la naissance. Dans son institut, à la fois centre de recherche, clinique et lieu de soutien psychologique, il dispense des injections d’hormones et est le premier à tenter des opérations de réassignation sexuelle. Il n’en était pas à son coup d’essai : sa première opération semble dater de 1912, avec une mastectomie et une hystérectomie pour un homme trans le lui ayant demandé[38]. Il commence les opérations pour femmes trans en 1921, avec une orchidectomie au bénéfice de Dora Richter, qui revient vers Hirschfeld en 1930 pour une pénectomie, puis en 1931 pour une vaginoplastie – peut-être la première jamais faite.
Par ailleurs, Magnus Hirschfeld ne fait pas qu’assister médicalement les personnes trans ; il milite également activement pour faire progresser leur acceptation sociale. Outre le fait qu’il offre des emplois à des personnes trans dans sa clinique, il travaille dans les années 1920 avec les autorités de Berlin pour inventer un « permis de travestissement » afin de protéger les « transvestites » d’arrestations pour suspicion de prostitution. Ces avancées font de Berlin le lieu central de l’élaboration d’une définition et d’une aide médicales aux personnes trans. Elles sont toutefois de courte durée : le 6 mai 1933, peu de temps après la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier, les Nazis pillent et brûlent l’institut de sexologie. Magnus Hirschfeld, menacé de mort par Hitler qui l’appelait « le Juif le plus dangereux d’Allemagne », s’exile en France, où il décède d’une crise cardiaque en 1935[39].
c- 1950-2010 : des réseaux de sociabilité et d’entraide trans formalisent le « parcours de transition »
Les premiers pôles européens d’accompagnement des personnes trans, que ce soit en Allemagne, en Autriche ou au Danemark, étaient apparus sous l’impulsion de quelques médecins pionniers et desservaient une patientèle limitée mais satisfaite. Ces efforts européens se développent sans publicité jusqu’en 1945. C’est plutôt aux États-Unis que la prise en charge médicale des personnes trans va devenir un sujet de société – et de polémique.
En Californie, Karl Bowman, directeur de la clinique psychiatrique de Langlet Porter, est un spécialiste du « traitement » de l’homosexualité[40]. En coordination avec l’armée, il expérimente des traitements hormonaux et chirurgicaux sur des soldats gays, ayant pour but de modifier leur orientation sexuelle. Au milieu des années 1940, Bowman fait la connaissance d’une femme trans vivant à Los Angeles, Louise Lawrence. Il la considère comme « un type d’homme homosexuel » à étudier. Par son intermédiaire, il observe l’embryon de communauté trans qui naît alors en Californie, Lawrence servant d’intermédiaire et de guide aux femmes trans venant à Los Angeles pour obtenir une opération de réassignation sexuelle.
Par ailleurs, Harry Benjamin est un médecin spécialiste de la réassignation sexuelle, vieil ami de Hirschfeld qu’il voyait chaque été à Berlin[41]. Du pionnier allemand, il hérite de la sympathie pour les personnes trans, et aide ses patient·es à transitionner. Mais, dans le même temps, il décrit leur condition comme une maladie dont le seul traitement adéquat serait la transition. Pour nommer le phénomène, il est le premier à proposer le terme « transsexualisme », et à désolidariser la catégorie de l’orientation sexuelle. Depuis 1933, Benjamin a ouvert son cabinet à San Francisco, où il rencontre à la fois Lawrence et Bowman au cours des années 1940. Ces rencontres houleuses aboutissent à une rupture entre les deux médecins, Benjamin défendant le changement de sexe comme traitement efficace, puisque apportant satisfaction aux patient·es, tandis que Bowman affirmait qu’il fallait les contraindre jusqu’à ce qu’elles acceptent leur sexe de naissance (les premières thérapies de conversion). Le conflit est porté devant les tribunaux en 1949 : pour savoir si une de ses patientes, Val Barry, pouvait légalement obtenir une vaginoplastie en Californie, Benjamin saisit le procureur de district Edmund Brown[42]. Mais sur conseils de Bowman, le juge déclare qu’une telle opération est assimilable à une mutilation et exposerait le chirurgien à des poursuites criminelles.
La mise hors la loi en Californie, et a fortiori aux État-Unis, des chirurgies trans pousse les requérants à passer par l’Europe, et crée ce faisant le premier réseau d’entraide trans à l’échelle intercontinentale. Benjamin adresse lui-même sa patiente Barry à un chirurgien suédois en 1953. Mais surtout, la vaginoplastie de la new-yorkaise Christine Jorgensen au Danemark devient le sujet le plus traité par les médias américains de l’année 1949[43]. La dissymétrie de traitement médiatique est intéressante : alors qu’en Europe les transitions existent depuis 30 ans sans produire de polémique nationale – ce qui n’empêche pas les personnes trans d’être fortement discriminées –, Jorgensen fait sensation aux États-Unis et sa vaginoplastie est parfois présentée, à tort, comme « la première de l’histoire ». En tout cas, le développement de réseaux internationaux d’expertise et d’entraide médicales, accéléré par l’interdiction américaine de 1949, est la grande spécificité de la communauté trans des années 1950 à nos jours.
Parce que les personnes trans se distinguent par leur volonté d’obtenir des actes médicaux et chirurgicaux placés entre les mains de professionnels de santé, se développe au fil des décennies une articulation originale entre des patients experts de leur condition d’une part, et des médecins plus ou moins prêts à partager leur pouvoir médical d’autre part.
Cette relation complexe entre patient et médecin était déjà en germe dès la première opération chirurgicale de 1912, pratiquée à l’initiative du patient et non pas proposée comme traitement par Hirschfeld. Mais la prise en main de leur parcours médico-chirurgical par les personnes trans prend une ampleur nouvelle avec l’apparition d’associations et réseaux postaux d’entraide, et de centres d’assistance sociale. Pour les États-Unis, parmi les nombreux réseaux d’entraide étudiés par Susan Stryker, le plus important est vraisemblablement celui construit sous l’impulsion de Reed Erikson (1917-1992), millionnaire philanthrope et homme trans[44]. Erikson transitionne en 1963, après avoir hérité d’entreprises d’électronique. Il finance plusieurs fondations qui constituent un puissant outil d’éducation populaire, de financement de projets médicaux, de soutien matériel aux personnes trans et aussi d’influence politique. Du travail cumulé de la Fondation Erikson pour l’Éducation, de l’Institut pour l’Étude des Ressources humaines et de l’Institut ONE, naît le « cadre institutionnel médical, légal et psychothérapeutique qui a structuré les questions trans [aux États-Unis] pendant quarante ans ».
L’Europe quant à elle n’a pas bénéficié de telles institutions dans les années 1950-1990. En France, la structuration des parcours se fait d’ailleurs au détriment des personnes trans, sans et contre elles. En effet, l’émergence d’un « parcours officiel de transition » s’est opérée sous la seule égide de médecins auto-proclamés « spécialistes officiels », sans concertation avec les associations ou personnes concernées, et même contre elles[45]. Apparue en 1979 mais restée informelle jusqu’en 2010, cette « Société française d’études et de prise en charge du transsexualisme » (SoFECT) obtient en 1989 le monopole du remboursement des parcours trans par l’Assurance maladie, via une circulaire ministérielle sans base légale, appliquée jusqu’au rappel du droit par la Cour de Cassation en 2004[46].
Fort de ce soutien institutionnel illégal, et du désintérêt de l’opinion publique pour le sort des personnes trans, la SoFECT impose un ralentissement des transitions, assimilable à des thérapies de conversion. Menée par des praticiens notoirement hostiles aux revendications des personnes trans, à l’image de sa présidente d’honneur Colette Chiland qui réduit le fait trans à un « problème narcissique » à guérir par la psychiatrie[47], la SoFECT édicte des normes restrictives de transition jusqu’ici inconnues en Europe, comme ne pas être marié·e, avoir plus de 23 ans, ne pas avoir d’enfant mineur, ne pas avoir le VIH ou l’hépatite C, être hétérosexuel·le dans « son genre d’arrivée après transition », accepter toutes les opérations chirurgicales et passer au moins deux ans en suivi psychiatrique sans traitement[48].
La domination de la SoFECT sur le champ médical trans en France peut être considérée comme une victoire, à l’échelle d’un pays et sous couvert d’expertise médicale, du camp réactionnaire contre une minorité dont il refuse d’entendre les revendications, pouvoir qui pour les militants trans traduit une oppression. Le joug s’est en partie desserré au cours des années 2010. D’abord avec un rapport de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) concluant que les pratiques de la SoFECT « ne permettent pas de garantir le respect des droits de la personne », ou que sa formalisation en association est « apparue, pour les associations comme pour les représentants de l’État, comme une tentative de préempter le débat, de s’octroyer le monopole de la prise en charge des trans et, en définitive, de tuer dans l’œuf l’ouverture recherchée au départ »[49]. Ensuite avec l’adoption en 2016 de la loi « modernisation de la justice du XXIe siècle » facilitant le changement de mention de sexe et de prénom à l’état civil. Mais aujourd’hui la SoFECT existe toujours, renommée French Professional Association for Transgender Health (FPATH) en 2019, et poursuit son militantisme anti-trans sous couvert d’expertise médicale.
3. Les personnes trans dans les mouvements politiques et sociaux progressistes (1950-2023)
a- Trans et gays : des espaces communs et distincts
Les espaces communautaires homosexuels et trans répondent avant tout à certains besoins, que ce soit découvrir sa sexualité ou son identité, particulièrement dans une société qui la réprime, partager des ressources légales, artistiques, médicales ou politiques, et enfin militer pour mettre fin aux régimes de répression et d’exclusion de la société. Dans les années 1950 et 1960, on voit ainsi se développer des associations et publications homophiles comme la Mattachine Society qui a publié entre 1957 et 1967 la Mattachine Review aux États-Unis, ou en France le groupe Arcadie, éditeur de la revue éponyme entre 1954 et 1982. Il existe également des publications trans, comme Transvestia Magazine, dans laquelle des personnes trans et travesties peuvent partager leur expérience et opinions, et entrer aussi en contact, créant ainsi un réseau d’entraide spécifique[50]. Ces publications sont un témoignage de la construction d’une communauté trans distincte par ses lieux de celles des gays et des lesbiennes, mais semblables par les moyens utilisés pour créer des réseaux.
Outre ces publications, les personnes trans se retrouvent également dans des Balls et des Pageants, concours de beauté et de mode qui constituent un milieu de vie et d’entraide précieux pour les habitant·es des grandes villes, livré·es à la précarité causée par la répression intrafamiliale et étatique. Être trans lorsque l’on ne peut pas changer l’état civil de ses papiers est dans l’immense majorité des cas une condamnation sociale face à l’emploi, les services de l’État et de la police. Si, en France, l’Association d’aide aux malades hormonaux (l’AMAHO) de Marie-Andrée Schwindenhammer délivre des papiers tolérés par la préfecture de police pour pallier l’impossibilité de faire un changement de sexe à l’état civil[51], rares sont les employeurs qui acceptent des personnes trans, par dégoût ou peur du scandale.
Les cabarets sont également un espace de communauté comme Le Carrousel à Paris, où des femmes comme Marie-Andrée Schwindenhammer, Coccinelle (Jacqueline Charlotte Dufresnoy) et Bambi (Marie-Pierre Pruvot) y trouvent une entraide tant face au contrôle policier que pour s’informer sur les transitions médicales. Si toutes les artistes de cabaret et drag-queens ne sont pas trans, l’espace de liberté offert dans ces lieux permet du moins à certaines de se trouver et de s’affirmer dans leur genre. Le quartier de Saint-Germain-des-Prés est un haut lieu de la vie homosexuelle, des « folles » et des trans qui peuvent y bénéficier d’une certaine liberté et visibilité. Ce quartier a été celui des existentialistes et des intellectuels comme Jean-Paul Sartre, on y côtoyait Cocteau, Jean Marais, Genêt, et, de ce fait, le pouvoir politique et la police hésitent à réprimer[52].
Les réseaux de solidarité transmasculines sont, dans un premier temps, plus difficiles à identifier. Si aujourd’hui les militant·es anti-trans dénoncent une augmentation des transitions de femme vers homme qui serait anormale et inquiétante, celle-ci témoigne avant tout d’un accès particulièrement faible des hommes trans à l’information jusque dans les années 1990-2000 – l’apparition des forums Internet revenant régulièrement dans les témoignages des hommes trans du début du XIXe siècle. Si aujourd’hui on compte un ratio égal de transitions masculinisantes et féminisantes, c’était loin d’être le cas dans les années 1970, où l’accès aux transitions médicales était un véritable parcours du combattant. En 1968, Mario Martino fonde Labyrinth à New York, la première association d’entraide à destination des hommes trans, et il faut attendre 1987 pour voir paraître FTM Newsletter, modeste publication fondée par le militant trans et gay Lou Sullivan qui travaillait également à dénicher les traces de l’histoire transmasculine en publiant en 1990 une biographie de Jack Bee Garland.
Par ailleurs, là où les transitions féminisantes comme celle de Christine Jorgensen en 1952 reçoivent un certain intérêt de la part des médias, les transitions masculinisantes semblent peu les intéresser. Le premier scandale médiatique impliquant un homme trans est celui autour de Steve Dain en 1976, professeur de sport dans un collège de la région de San Francisco qui annonce sa transition, et fait alors face à l’hostilité de sa hiérarchie. Cette affaire connaît alors une certaine résonance parmi les hommes trans encore au placard qui voient pour la première fois l’image d’une transition à laquelle ils ne savaient pas qu’ils pouvaient aspirer, comme c’est le cas de Lou Sullivan, qui confie dans ses journaux intimes son euphorie à la simple idée « qu’il y avait quelqu’un d’autre comme [lui] »[53].
Nombre d’hommes trans découvrent leur rapport au genre au sein de la communauté lesbienne, et l’émergence de leurs réseaux est intimement lié à l’érosion de la culture butch/fem[54], sous le feu de critiques féministes auxquelles nous reviendrons plus tard, et avec la promotion d’une culture lesbienne plus androgyne et à la recherche de l’effacement des stéréotypes de genre. Les butchs et les hommes trans se retrouvent exclus des espaces lesbiens et commencent alors progressivement à penser leur rapport au genre indépendamment du lesbianisme, mettant au jour une identité masculine transsexuelle et transgenre[55].
Cependant, tous les hommes trans ne sont bien évidemment pas attirés par les femmes : les hommes trans gays comme Lou Sullivan connaissent une errance entre le monde lesbien, dans lequel ils ne se retrouvent pas, et le monde gay qui ne les intègre qu’à la marge, les considérant encore largement comme des femmes sexuellement[56]. En outre, les psychiatres chargés de la prise en charge de leurs transitions considèrent l’homosexualité dans le genre d’arrivée comme une contre-indication à l’accès aux chirurgies ; c’est le cas de Sullivan, qui passe les dernières années de sa vie, écourtée par le SIDA, à se battre pour la reconnaissance de l’homosexualité dans les parcours de transition[57].
L’idée d’une communauté gay, lesbienne, bi et trans unie d’une même voix n’a donc pas toujours été une évidence dans l’histoire des luttes. Cependant, il serait faux de penser que l’acronyme LGBT serait une anomalie liant des identités aux frontières et aux besoins bien distincts, car si l’on fait aujourd’hui la part des choses entre la transitude et l’homosexualité, les personnes trans ne le faisaient pas, et encore moins les législateurs et les policiers chargés de la répression de toute cette « déviance ». Considérées comme le début du mouvement de libération LGBT, les émeutes de Stonewall ont fait l’objet d’une histoire contestée entre sa popularisation médiatique centrée autour des hommes gays, d’une part, et la frustration des femmes trans* et lesbiennes de se voir effacées d’un événement qui n’avait pourtant rien de non-mixte, d’autre part. Pourtant Stonewall n’est pas la première émeute contre le harcèlement policier : on peut mentionner les émeutes du Cooper Donuts à Los Angeles en 1958, le Black Nite Brawl à Milwaukee en 1961 ou encore les émeutes de la Compton’s Cafeteria à San Francisco en 1966.
Ce harcèlement policier se manifestait principalement au travers de contrôles d’identité, en vertu notamment d’ordonnances municipales prohibant le travestissement, entrées en vigueur entre 1848 et 1974 dans la plupart des grandes villes étasuniennes[58]. Ces ordonnances sont principalement adoptées pour viser le public homosexuel, ou du moins suspecté de l’être à une époque où la frontière entre homosexualité et transitude a bien moins de sens qu’elle n’en a aujourd’hui. À New York, par exemple, une loi spécifie qu’il est obligatoire de porter au moins trois vêtements correspondant à son « sexe », et les personnes sujettes au genre de harcèlement policier responsable du déclenchement de ces émeutes sont donc considérées comme travesties quelle que soit leur identité (personnes trans, drag-queens, drag-kings, lesbiennes butchs ou gays folles). Le quartier du Stonewall Inn est un quartier pauvre, dans lequel vivent et se retrouvent des populations particulièrement marginalisées par leur déviance de genre, mais aussi par leur statut racial et économique. La communauté LGBT qui s’y retrouve est avant tout une communauté de la rue, de sans-abris, de travailleur·ses du sexe ; et lorsque le bar est fréquenté par une clientèle majoritairement blanche, les émeutes qui s’y déclenchent, comme dans la nuit du 28 juin 1969, elles sont aussi celles d’un quartier[59].
Cette mixité s’observe également en France – comme c’est le cas outre-Atlantique – d’abord dans le monde de la nuit où se constitue une culture « LGBT » à part entière. Le rejet de la norme ne s’y limite pas uniquement à la sexualité, mais concerne aussi le monde militant où l’écho des émeutes de Stonewall résonne, dans la génération de Mai 68 avec un besoin croissant de dépoussiérer le militantisme homosexuel, représenté jusqu’alors par la politique de respectabilité prônée par Arcadie (voir plus haut). En rupture avec celle-ci, des lesbiennes du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) et leurs compagnons de route gays créent en 1971 le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), groupuscule mixte revendiquant la subversion de l’ordre hétéropatriarcal et bourgeois.
En son sein se distingue le groupe informel des Gazolines, rassemblant des femmes trans, travestis et folles qui revendiquent l’outrance, le maquillage et l’expression d’un militantisme spontanéiste. Là aussi, on observe que d’une part la porosité des catégories de l’homosexuel, du travesti et « du » trans, et d’autre part la lutte militante contre les formes de répression des déviances vis-à-vis de l’ordre genré patriarcal, entraîne une mixité par défaut qui vient compléter des réseaux communautaires plus restreints et spécifiques aux homosexuel·les et aux personnes trans. Il ne s’agit pas de peindre ici le tableau d’une communauté LGBT unie dans ses différences, mais bien de mettre en évidence que les personnes trans étaient présentes dès le début du mouvement homosexuel contemporain, non en tant que catégorie à inclure mais plutôt en ce que les catégories elles-mêmes n’ont jamais vraiment été imperméables, et ce particulièrement aux yeux des forces conservatrices du système patriarcal.
b – Des politiques de respectabilité homosexuelles aboutissant à une tentation d’exclure les personnes trans
Si Stonewall a fait l’objet de disputes de parenté entre gays, lesbiennes et trans à tel point que la recherche de la personne qui aurait « jeté le premier pavé » – et surtout de son identité de genre ou orientation sexuelle – a pu constituer un débat aux enjeux dépassant la simple chronique des événements historiques[60], c’est parce que le mouvement de libération lancé par ces émeutes a immédiatement fait l’objet de privatisations tant par les militants que par les observateurs extérieurs. Les articles de presse font ainsi mention en 1969 d’une « émeute gay » sans pour autant expliquer les origines de cette émeute – ce qui aurait pourtant mis en évidence le lien avec la loi new-yorkaise imposant le port d’au moins « trois vêtements correspondant à son “sexe” ». Par ailleurs, la réduction des personnes concernées au simple qualificatif de « gay » occulte la composante raciale pourtant bien présente dans la fréquentation du quartier et dans le ciblage de la violence policière. Quant aux homosexuels bourgeois qui évitent ces milieux trop interlopes, ils perçoivent plutôt ces émeutes comme provenant d’une partie de la communauté qui, à leurs yeux, nuirait à leur revendication d’intégration[61].
Mais Stonewall change radicalement le climat politique et met à l’agenda les luttes des minorités sexuelles et de genre. De nombreuses rencontres sont organisées et des structures militantes sont créées, mais, très vite, les personnes trans et racisées se voient refuser la parole par les organisateurs, soucieux au mieux de renvoyer une image respectable afin d’obtenir gain de cause, au pire de mettre à distance des franges de la communauté dont ils réprouvent le mode de vie. L’hostilité à laquelle font face les femmes trans de la rue comme Sylvia Rivera, travailleuse du sexe d’origine latino-américaine, les font vite déchanter quant à la possibilité de prendre part au changement social qui s’annonce. Par ailleurs la mise à l’agenda d’un sujet politique implique nécessairement l’identification et la sélection de ses composantes[62].
Dans le cas du mouvement de libération gay et lesbien, c’est la mise en avant de l’homosexualité comme identité qui dessine, en creux, l’exclusion des personnes trans qui deviennent alors un « problème » distinct. Ce processus suggère également une priorisation de certains problèmes plutôt que d’autres, et reflète les rapports de force internes aux agents qui portent le problème public. Ainsi, le Gay Liberation Front aux États-Unis se scinde rapidement avec la création de la Gay Activists Alliance, plus centrée sur les réformes législatives et un agenda politique resserré, excluant explicitement les personnes trans. Les lesbiennes sont vite découragées par la présence élevée de gays monopolisant le discours public, et les militantes trans n’ont d’autre choix que de se recentrer, avec leur faibles moyens, sur le développement de réseaux de solidarité trans à l’extérieur du mouvement gay et lesbien.
L’institutionnalisation du mouvement de libération gay et lesbien, conséquence des émeutes de Stonewall, s’est accompagnée dans un premier temps de l’exclusion, active ou par défaut, du sujet trans. La définition de l’orientation sexuelle comme identité commune correspond à une sélection dans le problème public posé et les revendications militantes, mais, de ce fait, va à l’encontre de dynamiques communautaires mixtes qui n’ont pourtant cessé d’exister dans la culture LGBT. Cela met en évidence la façon dont les choix politiques et stratégiques ont contribué à invisibiliser une population partageant pourtant une communauté d’existence avec les gays et les lesbiennes, et continuent d’avoir des effets sur les perceptions actuelles de la communauté. Ainsi, l’idée selon laquelle le militantisme trans ne serait qu’un ajout récent, une nouveauté, et donc d’une moindre légitimité vis-à-vis des gays et des lesbiennes, résulte en grande partie de la construction du problème public de l’homosexualité conçu comme distinct des questions liées au genre.
c- Le retournement d’une partie des théories féministes contre les personnes trans
À la mise à distance des personnes trans du mouvement de libération s’ajoute également le développement au sein de milieux féministes et lesbiens d’une rhétorique activement hostile à la transidentité et particulièrement aux femmes trans. Celles-ci sont présentes au sein de groupes militants lesbiens féministes en tant que femmes, comme c’est le cas de la militante et musicienne Beth Elliott, vice-présidente du groupe militant lesbien Daughters of Bilitis, ou encore Sandy Stone, ingénieure du son pour le label de musique féministe Olivia Records.
Cependant, des tensions existent au sein de la communauté militante, notamment autour de l’expression de genre. De plus en plus de féministes font de la critique systémique des stéréotypes de genre et des injonctions à une féminité stéréotypée une critique individuelle adressée à leurs propres camarades. Dans les cercles lesbiens, le mode de couple et d’expression de soi butch/fem fait l’objet de désapprobations grandissantes, considérant les lesbiennes masculines comme suspectes de vouloir imiter les privilèges masculins contre lesquels luttent les féministes, et les lesbiennes féminines de présenter une expression de soi réactionnaire.
Cette scrutation individuelle se porte particulièrement sur les femmes trans, considérées à tort comme exhibant des stéréotypes de féminité exacerbée, et donc réactionnaires – et ce en dépit du fait que les femmes trans présentes dans le mouvement féministe se retrouvent dans ce rejet des stéréotypes de genre et présentent une expression de soi similaire à celle de leurs camarades[63]. Si ces critiques sont adressées à toutes, elles prennent une tournure particulièrement violente à l’encontre des femmes trans qui sont considérées comme étant toujours des hommes qui, de ce fait, ne devraient pas d’être présentes – et a fortiori avoir des responsabilités – dans des organisations féministes. En France également, ces débat agitent le mouvement, notamment au sein du Front homosexuel d’action révolutionnaire, entre les Gazolines et celles qui quitteront le FHAR pour fonder les Gouines rouges, groupe de lesbiennes radicales. La rupture de ces dernières avec la mixité du FHAR est ainsi justifiée par l’opposition à la misogynie qu’elles y ressentent et qui cible en partie les Gazolines dont les « stéréotypes de la féminité » sont jugées contraire à leur vision de la révolution féministe[64]. Là encore, les femmes trans sont associées à la misogynie et font donc figure, si ce n’est d’opposantes, du moins de révélatrices des contradictions de ce féminisme.
Dans les années 1970 aux États-Unis, la question des femmes trans se dote vite de mots et de théories justifiant le rejet et le harcèlement des militantes trans : elles sont accusées par certaines camarades d’être des hommes s’infiltrant dans le milieu féministe pour le détruire, la figure du « violeur transsexuel » se banalise dans les discours, et la non-mixité féminine se teinte progressivement de méfiance du trans. Sylvia Rivera en fait ainsi les frais lors des rencontres du Gay Activists Alliance lors desquelles, en plus de l’éloignement précautionneux des gays bourgeois à son égard, des lesbiennes qualifient ses manières d’« insulte » envers les femmes.
Ainsi, à la politique de respectabilité bourgeoise gay s’ajoute l’hostilité frontale de certaines lesbiennes féministes. Beth Elliott et Sandy Stone subissent chacune une campagne violente de harcèlement allant jusqu’à de sérieuses menaces de mort, les poussant l’une et l’autre à se retirer de leurs organisations. Au cœur de cette campagne de harcèlement que subit Sandy Stone apparaissent deux personnages qui deviennent alors les principales théoriciennes du féminisme anti-trans : Mary Daly et Janice Raymond. Daly publie en 1978 Gyn/ecology, dans lequel elle assimile la transitude à la figure mythique du monstre de Frankenstein, ce qu’elle y analyse comme étant la tentation de « créer sans les femmes ». Selon l’historienne Alice Echols, cet ouvrage marque en outre une rupture vis-à-vis de la tradition socialiste du féminisme radical en direction d’un courant féministe « culturel », davantage tourné vers l’expérience individuelle et différentialiste[65].
Mais si Daly pose les premières bases d’une pensée féministe dans laquelle les femmes trans sont explicitement citées comme des menaces existentielles aux femmes, c’est sa collègue Janice Raymond qui, en 1979, publie le premier ouvrage de théorie féministe consacré à une rhétorique anti-trans, intitulé L’Empire transsexuel. Elle y écrit que les femmes trans sont des agents du patriarcat dont le but est de contrôler le mouvement et les espaces lesbiens féministes, les comparant aux eunuques devant « garder » le harem pour assurer le contrôle patriarcal. Elle théorise aussi que les femmes étant un objet de fétichisation, les femmes trans ne souhaitent incarner leur genre que par un fétichisme jaloux, une « envie d’utérus » ancrée dans la psyché masculine, et qu’en devenant des femmes, toutes les femmes trans « violent le corps des femmes ». Elle développe autour une vision particulièrement essentialiste de la féminité, centrée sur le pouvoir de procréer qui, par extension, doterait les femmes de capacités créatives et spirituelles uniques à leur sexe.
Enfin, inversion absurde, Raymond compare les chirurgies trans aux expérimentations nazies d’eugénisme racial, peignant ainsi une vision pouvant s’apparenter à un complotisme dans lequel le patriarcat, dans sa lutte millénaire pour le contrôle de l’énergie féminine, tenterait de transformer des hommes en femmes au travers d’un empire médico-chirurgical afin de contrôler la résistance féministe et de faire advenir un monde dans lequel les hommes pourraient se débarrasser des femmes dans tous les domaines, de la sexualité à la reproduction. Dans ses conclusions Raymond recommande de « faire disparaître moralement » le transsexualisme. Sans pour autant aller jusqu’à demander des interdictions légales, elle dresse les grandes lignes de ce qu’elle considère devoir être une prise en charge médicale adéquate des personnes trans : convaincre le patient de ne pas transitionner et le « soigner ». En bref, rendre impossible toute transition de genre afin de faire disparaître les personnes trans de la vie civile.
Si elle n’est pas la plus médiatique des militantes anti-trans actuelles, Janice Raymond est toujours pertinente aujourd’hui pour comprendre les logiques de la transphobie justifiée par une certaine idée du féminisme. Son ouvrage est peu cité dans les mouvements réactionnaires, mais son esprit demeure, principalement au travers du lobbying intense visant à imposer des thérapies de conversion aux personnes trans en quête de suivi médical. On a pu en voir en France des expressions récentes à l’occasion de l’examen de la loi d’interdiction des thérapies de conversion anti-LGBT en 2022, avec l’émergence médiatique de nouvelles associations et de personnalités anti-trans qui ont tenté de retirer du texte les dispositions protégeant les personnes trans. Si, à l’époque de Raymond, le changement de sexe à l’état civil était rare et quasiment pas codifié légalement, on observe cependant une mobilisation forte contre les lois visant à faciliter une telle procédure comme récemment en Écosse[66]. Mais l’esprit des théories de Janice Raymond demeure également au travers de cette rhétorique du remplacement des femmes par les personnes trans.
On en a des expressions actuelles que ce soit par la panique morale sur les athlètes trans qui voleraient toutes les médailles aux femmes cis – alors que seule une poignée n’a ne serait-ce que le droit de concourir –, celle sur l’augmentation des demandes de transitions de femme vers homme – augmentation qui ne fait que rejoindre le nombre moyen de transitions dans l’autre sens et qui s’explique par une visibilité et un accès à l’information récent des hommes trans – ou encore les levées de bouclier face à un supposé effacement du mot « femme ».
Dans Les femmes de droite, Andrea Dworkin fait une analyse qui semble tout à fait pertinente du féminisme anti-trans lorsqu’elle écrit que pour les femmes conservatrices qui font de l’enfantement leur unique contribution à la société, et donc une valeur cardinale, l’homosexualité représente un monde sans femmes, et porte donc avec lui l’angoisse de leur extinction[67]. L’idéologie anti-trans de Janice Raymond témoigne de cette même peur de l’effacement qui traverse le mouvement féministe à la fin des années 1970, à la veille des années Reagan, et qui est confronté au retour de bâton conservateur et répressif contre les avancées féministes que décrit Susan Faludi dans son ouvrage Backlash. Cependant l’idéologie anti-trans, loin d’être protectrice face au backlash constitue un repli identitaire du féminisme qui ne consiste plus qu’à traquer les « mauvaises » femmes dans l’espoir de sauver les « bonnes ».
Le développement de théories féministes explicitement anti-trans est majoritairement un phénomène qui a lieu dans la sphère anglophone, mais cela ne signifie pas que ces théories ne se sont pas développées en France aussi. Après tout, les réseaux militants dialoguent et se rencontrent de chaque côté de l’Atlantique. L’Empire transsexuel est traduit en français en 1981 et circule sans pour autant connaître de succès massif. Sans reprendre les termes de Raymond, une poignée de féministes françaises comme Marie-Jo Bonnet expriment une opposition aux personnes trans notamment à partir des années 1990, lorsque le mouvement queer et notamment les écrits de Judith Butler sur le genre sont traduits et adaptés par les militant·es français·es. Pourtant, Butler ne parle pas de transitude dans son essai le plus cité, Trouble dans le genre, et elle a reçu de nombreuses critiques de la part de penseuses et penseurs trans pour son approche comme Jay Prosser, Vivian Namaste, Henry Rubin ou encore Stephen Whittle.
Mais l’intérêt, pour ces féministes matérialistes[68], de critiquer les trans au travers de Butler est avant tout de placer les récits trans dans la lignée de leur opposition habituelle à toute expression de genre stéréotypée, y compris pour la subvertir – et qui, si elle existe dans le drag, n’a rien à voir avec la transitude telle que vécue quotidiennement[69]. Ainsi, le féminisme anti-trans français s’exprime entre les lignes des dissensions que portent les féministes matérialistes contre la théorie queer. L’une des seules autrices qui parle de transitude frontalement, en opposant ce phénomène à toute possibilité féministe, est Colette Chiland, citée précédemment, qui considère dans Changer de sexe, qu’une personne trans ne peut pas être féministe car selon elle la transitude ne révèle que d’une adhésion « pauvre et conformiste » aux stéréotypes de genre[70]. Selon ces féministes françaises, une féministe n’aurait donc aucun besoin de transitionner et une société débarrassée du patriarcat se débarrasserait de fait de la transitude. Elles développent une idée des personnes trans comme avatars primitifs d’une libération féministe inachevée, et méprisent donc largement leurs contributions intellectuelles.
d- Une galaxie anti-trans conservatrice
Si l’idéologie anti-trans n’est pas nouvelle, les mouvements organisés autour de la défense d’une soi-disant vérité biologique, eux, ont connu un développement plus récent. La première irruption massive de ce type de discours en France remonte ainsi à l’émergence de la Manif pour Tous (LMPT) en 2013. À première vue, on pourrait croire que son militantisme ne se concentre que sur le droit des couples de même sexe à se marier et adopter, mais leurs discours portent aussi une dimension genrée très forte. La possibilité d’ouvrir l’adoption aux couples homosexuels est dénoncée sous l’angle de la défense des enfants, cheval de bataille bien connu des conservateurs, contre un embrigadement homosexuel qui les pousserait à une confusion de leur identité sexuelle. Ainsi c’est LMPT qui fait circuler l’idée d’une contamination de la France par la « théorie du genre ».
Un des chiffons rouges agités est alors la supposée disparition des mots « père » et « mère » du code civil, et la disparition de la mention de sexe à l’état civil au profit du genre (décrit par les militants LMPT comme « homo », « hétéro », « trans », « bi » ou « autre »)[71]. Cette supposée offensive du « gender » coïncide avec la modification des programmes de SVT concernant le chapitre « masculin/féminin ». Christine Boutin s’en empare en faisant circuler une campagne montrant des nourrissons avec des phrases comme « Tu seras une femme, mon fils » et appelle à signer une pétition contre les nouveaux programmes scolaires. À l’assemblée, des députés tels que Philippe Gosselin, Virginie Duby-Muller et Hervé Mariton relaient cette idée selon laquelle le mariage pour tous annonce le gender et la fin de l’« altérité sexuelle[72] ». La réponse des porte-paroles du gouvernement PS est par ailleurs assez faible, se bornant à marteler que la théorie du genre n’existe pas mais qu’il y a des études sur le genre en sciences humaines, empêchant ainsi de penser l’articulation entre mariage pour tous et droits des trans.
Une fois passé le vote de la loi, LMPT tente de raviver son mouvement et lui offrir une victoire en attaquant le projet des « ABCD de l’Égalité », programme pour lutter contre le sexisme à l’école. Le mouvement agite les mêmes arguments de « théorie du genre » avec une campagne agressive de défense des rôles et stéréotypes de genre traditionnels et de protection des enfants[73]. Si le mot « trans » ne figure pas dans le débat public, c’est bien la potentielle transitude des enfants qui est suggérée comme un danger civilisationnel à l’horizon. Forte de réseaux construits dans le monde catholique conservateur et auprès de psychanalystes et de juristes, aa Manif pour tous disparaît progressivement comme entité mais ses acteurs poursuivent jusqu’à aujourd’hui un travail d’opposition aux droits des personnes trans, au travers notamment de l’association Juristes pour l’enfance.
On peut ainsi difficilement saisir la force des mouvements anti-trans actuels sans mettre en lumière la façon dont ils prennent leur appui idéologique et financier dans les institutions religieuses conservatrices. Ainsi les mouvements « anti-genre » mobilisés en Europe contre le mariage pour tous partent principalement du monde catholique. Dès la conférence mondiale sur les femmes de Pékin en 1995, le Vatican met en place un travail de surveillance et d’élaboration d’un contre-discours sur le genre, conforme à la doctrine de la « loi naturelle » qui consacre, depuis le concile Vatican II, la « vocation » féminine à enfanter. Cette « loi naturelle » devient chez Jean Paul II une « théologie du corps » qui fonde l’opposition de l’Église à la contraception et l’avortement, mais aussi à l’homosexualité, au nom de la complémentarité des sexes.
Une poignée d’institutions est alors consacrée à alimenter cette doctrine en commentant les évolutions sociales sur la famille et le genre. Aussi, lorsque les projets de loi concernant ces sujets arrivent dans les différents pays, les opposants trouvent rapidement dans l’Église un plaidoyer politique prêt à l’emploi et un maillage de réseaux paroissiaux sur lequel s’appuyer. Aux États-Unis, c’est la Heritage Foundation, think tank d’obédience évangélique, qui est au cœur des mouvements réactionnaires racistes, climatosceptiques, anti-avortement et anti-LGBT, et qui alimente la propagande du Parti Républicain. Selon l’aveu de la militante anti-trans Bev Jackson sur Twitter, c’est cette fondation multimillionnaire qui a permis l’ancrage aux États-Unis du mouvement « gender critical »[74].
D’une « guerre culturelle » menée par le Parti Républicain trumpiste et les médias conservateurs, les États-Unis ont aujourd’hui basculé dans une guerre ouverte. On y observe en effet un tir de barrage législatif pour interdire le travestissement, la mention de l’homosexualité ou du fait trans à l’école (en retirant de nombreux livres des bibliothèques scolaires et municipales[75]), les thérapies hormonales et chirurgicales trans, la possibilité de changer de sexe à l’état civil, ou encore en condamnant pour maltraitance infantile les parents qui soutiendraient la transition de leur enfant. On compte aujourd’hui 556 propositions de lois déposées dans 49 États, dont 80 ont déjà été adoptées[76].
Par ailleurs, l’influence de la Heritage Foundation et des campagnes anti-trans du Parti Républicain relayées par des chaînes comme Fox News dépasse largement les frontières étasuniennes. On retrouve ainsi des militantes britanniques supposément féministes leur ayant rendu visite lors de voyages transatlantiques pour développer leur réseau[77]. Mais ces institutions politico-religieuses ne résument pas à elles seules le mouvement anti trans contemporain. En Grande-Bretagne, la culture des tabloïds comme The Sun, entraîne une surmédiatisation d’affaires marginales concernant les trans, montées en épingle avec un angle toujours sensationnaliste lié au modèle économique même de ces publications. Cette réception médiatique favorable des discours anti-trans a permis aux militantes « gender critical » d’imposer une pression politique constante de la question trans, jusqu’à la politiser hors de la presse à scandale et dans les journaux et médias traditionnels comme The Guardian et la BBC.
Cette omniprésence médiatique du sujet trans, traité comme une menace permanente envers les femmes et la société toute entière, a un effet manifeste sur la classe politique, s’immisçant au sein du Labour party comme une ligne de clivage entre l’aile centriste de Keir Starmer et l’aile gauche corbyniste[78]. Tant par conviction que par angoisse électoraliste et rejet de l’aile gauche socialiste du Labour, dont le soutien aux droits des trans est considéré comme non-négociable, le parti de la gauche britannique, sous couvert de féminisme, se convertit peu à peu aux positions anti-trans. Enfin, dernier espace majeur du mouvement anti-trans, les forums Internet comme Mumsnet, 4th Wave Now, ou encore des groupes Facebook qui affichent comme « gender critical » ou « concerned parents ».
Ces réseaux britanniques et états-uniens sont la source principale de la rhétorique anti trans des années 2020 en France. Des associations s’adressent aux parents, comme Ypomoni, qui propose, sous couvert d’auto-support parental, l’accès à des serveurs privés de discussion qui alimente l’angoisse que leur enfant puisse être trans. D’autres, comme l’Observatoire de la petite sirène, travaillent à construire un plaidoyer politique et médiatique, éprouvé pour la première fois à l’occasion de l’examen d’une loi visant à interdire les thérapies de conversion anti-LGBT[79].
Les « experts » de cet observatoire ont alors entamé un lobbying pour retirer la mention de l’identité de genre de la loi et donc, dans les faits, maintenir légales les thérapies de conversion à destination des personnes trans. Enfin, des figures médiatiques comme l’ex-Femen Marguerite Stern et Dora Moutot, se revendiquant « femellistes » (idée selon laquelle les femmes sont définies uniquement par leur statut de femelle), les psychanalystes Caroline Eliacheff et Céline Masson (autrices de La fabrique de l’enfant transgenre) ou encore la sociologue de l’art Nathalie Heinich (partisane d’un « antiwokisme de gauche »), alimentent à coup de tribunes et d’interviews une attaque médiatique continue contre les personnes trans.
La différence notable entre la France et la Grande-Bretagne est cependant que, pour l’instant, la gauche refuse dans son ensemble de se laisser aller aux paniques transphobes, cantonnant le mouvement anti-trans dans les limites de la droite et l’extrême droite. Bien que la réaction anti-trans française soit loin d’être aussi puissante qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni, le rapport 2023 de SOS Homophobie montre une augmentation drastique de la transphobie depuis 2021, dont les victimes sont en premier lieu les femmes trans. Si, pour l’instant, on ne voit pas poindre en France de nouvelle Manif pour tous, les personnes trans y subissent néanmoins une offensive réactionnaire à bas bruit, amplifiée encore par les médias[80].
Conclusion
De ce large panorama de l’histoire trans, alimenté par les connaissances récentes établies par les universitaires, nous pouvons tirer trois idées générales.
Tout d’abord, la criminalisation des pratiques trans est un trait particulier de la culture tardive d’Europe de l’Ouest, qui s’est ensuite répandu sur plusieurs continents par le biais des empires coloniaux et qui s’est nettement durci au XIXe siècle. Le binarisme strict n’était pas courant dans les sociétés humaines, mais il est récemment devenu une norme mondialisée.
Ainsi, l’offensive réactionnaire du XXIe siècle est le dernier avatar de ce durcissement normatif. Sa victoire aux États-Unis d’Amérique et au Royaume-Uni s’explique par les préjugés et fractures qui traversent le progressisme, car les conservateurs n’ont pas le monopole de la transphobie. La place structurante de la norme binariste dans la culture occidentale en fait un réflexe chez des personnes de toutes classes sociales et opinions. Le ciblage anti-trans tire sa puissance politique de son appui sur un préjugé largement partagé, qui fait osciller les progressistes entre apathie et résistance molle face aux reculs des droits d’une minorité méconnue. Il en découle que la haine anti-trans peut faire exploser le front de solidarité entre dominés et progressistes, d’où la nécessité politique de faire bloc avec les personnes trans, de ne lâcher aucun terrain aux réactionnaires sur ce front actif des luttes.
Il est au contraire de la responsabilité des forces de gauche de porter un projet de société fondé sur l’égalité et la reconnaissance de la dignité de toutes les réalités humaines. Il nous faut garder à l’esprit que la hiérarchisation excluante promue par les réactionnaires a pour but principal de réserver à leur minorité privilégiée l’accès aux espaces, métiers, fonctions et pratiques socialement valorisés. L’égalité des dignités n’est donc pas seulement une question éthique, c’est avant tout une question sociale. Le projet d’égalité vise concrètement à casser les ségrégations socio-spatiales, et à briser l’accaparement par les privilégiés des fonctions, lieux et pratiques valorisés et agréables. L’égalité sociale est, en cela, un partage équitable du bon.
Lexique
Binariste : Conception qui consiste à voir l’humanité comme divisée entre deux sexes, les hommes et les femmes.
Butch/Fem : Le terme “butch” (dérivé de “butcher”, ou “boucher”) désigne une expression de genre masculine. Le terme “fem” (dérivé du français “femme”) désigne une expression de genre féminine. La culture “butch/fem” dans le monde lesbien consiste en un ensemble de codes sociaux et amoureux entre lesbiennes “butch” et “fem” (incluant aussi des couples “butch-butch” et “fem-fem”) que l’on peut par exemple retrouver dépeintes dans le roman Stone Butch Blues de Leslie Feinberg. Cette culture a été fortement critiquée par certaines lesbiennes féministes, qui jugent ces relations et expressions de soi comme un simulacre d’hétérosexualité entre femmes, tandis que d’autres les considéraient au contraire comme une dénaturation et donc une remise en question de la norme hétérosexuelle.
Drag : Performance artistique visant à mettre en scène, généralement dans le cadre d’un spectacle, les codes exagérés d’un genre (drag-queen pour le genre féminin ; drag-king pour le genre masculin).
Féministes matérialistes : Le féminisme matérialiste est un courant féministe reposant sur des concepts issus du marxisme, centrée notamment autour de l’analyse du patriarcat sous forme de rapports antagonistes entre « classes de sexe » (par analogie avec la classe sociale). Ce courant porte une perspective révolutionnaire dont l’aboutissement se situe dans l’abolition des classes de sexe, ou dit autrement, l’abolition du genre.
Femmes ascètes : Expression qui désigne les femmes menant une vie de renoncement et de mortifications, consacrée à la prière.
Moniales : Femmes vivant dans un monastère.
Transitude : Mot qui désigne l’ensemble des personnes trans.