note

La France grâce à l’immigration

En finir avec les idées reçues sur le coût de l'immigration

par Aurélie Trouvé, Hadrien Clouet

Dans une course au discours le plus « ferme », LR, extrême droite et gouvernement déploient en réalité le même récit sur l’immigration : elle coûterait cher à notre pays, elle serait un poids dont il faudrait se débarrasser ou au mieux tolérer par générosité d’âme.

Ce récit est mensonger. De nombreuses études scientifiques, fondées sur l’étude concrète des tendances socio-économiques, ont établi que l’immigration a une contribution positive à la société française.

La contribution nette des immigrés aux finances publiques est positive. Leurs contributions en impôts et cotisations sociales font plus que compenser les transferts qui leur sont versés. En effet, les personnes immigrées sont en plus grande proportion des actifs jeunes que les natifs. Du fait de leur démographie, ils contribuent aussi largement au système de retraites à travers leurs cotisations sociales. Ainsi, les politiques sélectives d’immigration sont tout à fait contre-productives.

Les politiques répressives de l’immigration sont, elles, très coûteuses. Enfermement, éloignement, expulsions : un rapport parlementaire de 2018 avait chiffré à un demi-milliard d’euros par an d’argent public leur coût total. Redéployer en partie ces dépenses vers des dispositifs visant une meilleure insertion dans l’emploi des personnes immigrées, comme l’apprentissage du français, aujourd’hui première barrière à l’emploi, serait au contraire un apport positif pour l’économie comme pour les finances publiques.

L’immigration a également un effet positif sur l’économie à travers l’emploi et la consommation. Une augmentation de 1 % en un an du taux d’immigration en France génère en moyenne une augmentation du PIB par habitant de 0,3978 %. En effet, beaucoup de travailleurs immigrés occupent des métiers essentiels dans le domaine des services à la personnes ou de la petite enfance par exemple. Ces emplois contribuent aussi à augmenter le taux d’activité des femmes non immigrées. Par ailleurs, le regroupement familial augmente la part des dépenses des ménages immigrés dirigée vers l’économie française et augmente la consommation.

L’immigration a aussi des effets positifs sur la réputation de la France. L’immigration estudiantine le montre très bien. Une très grande proportion de personnes étudiantes immigrées en France recommandent la France auprès de leur proche pour y travailler, y effectuer un voyage touristique ou consommer ses produits.

La régularisation des sans-papiers profite à tous les travailleurs. Les travailleurs immigrés voient leur rapport de force face aux employeurs s’améliorer, et les études faites sur des cas historiques montrent une hausse des salaires et une baisse du chômage.

Les aides à la santé, comme l’aide médicale d’État (AME), permettent de prévenir des épidémies, et, en intervenant en amont, évitent des soins très coûteux. Enfin, les luttes des immigrés participent à la lutte des classes et arrachent des victoires universelles : la reconnaissance du saturnisme comme maladie professionnelle, de la traite d’êtres humains dans le cadre du travail…

Introduction

Le projet de loi immigration présenté par Gérald Darmanin a été rejeté par l’Assemblée nationale avant même son étude en hémicycle. Cet événement, inédit sur le plan institutionnel, approfondit bien sûr avant tout la crise de régime ouverte au lendemain des dernières élections législatives.

Mais il montre aussi autre chose : le récit imposé depuis des décennies sur le poids de l’immigration pour la France est une impasse. Par effet de surenchère, il a fini par conduire l’action politique à la paralysie.

Gérald Darmanin avait pourtant annoncé le projet « le plus dur et le plus ferme présenté depuis 30 ans »[1]. Il a repris les les principaux volets répressifs développés dans les 30 précédentes lois votées sur le sujet depuis 1980, pour les durcir à nouveau : faciliter des expulsions, ajouter de nouvelles conditions à remplir pour la régularisation et la naturalisation des personnes étrangères, restreindre les motifs et les droits de recours pour l’obtention de l’asile en France, élargir et allonger la rétention administrative. Cela n’a pas suffit.

Il restera de ce texte, dans tous les cas, la convergence totale de la macronie, de l’extrême droite et de LR sur un récit commun de l’immigration : celui selon lequel l’immigration est un poids pour notre pays, un coût pour la société française.

L’idée est loin d’être neuve : on la retrouve dans la bouche de très nombreux responsables politiques depuis des décennies. Ainsi, en 1989, dans la bouche de Michel Rocard : « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde, mais nous devons en prendre notre part »[2]. Dans celle de Jacques Chirac, trois ans plus tard, lorsqu’il évoque « le bruit et l’odeur » des personnes immigrées, ou d’origine immigrée, et ajoute : « notre problème, c’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose »[3]. Le Front national leur avait balisé le terrain dans les années 1980 avec ses affiches « 1/2/3 millions de chômeurs, c’est 1/2/3 millions d’immigrés de trop »[4], établissant un lien direct entre chômage de masse et immigration. Dans les années 2000, Nicolas Sarkozy parle à son tour d’une « immigration subie », à laquelle il faudrait substituer une « immigration choisie »[5].

Emmanuel Macron, lui, tentera un remake de la phrase de Rocard, le 24 septembre 2023 : « Nous devons être humains mais on doit être rigoureux et on ne peut pas accueillir toute la misère du monde »[6]. Marine Le Pen et Eric Zemmour usent régulièrement de l’expression de « submersion migratoire ».

À chacun ses mots dans cette course sans fin au discours le plus « ferme », mais au fond, une même idée : l’immigration leste notre pays, elle lui coûte. Il s’agit bien, au fond, de pointer l’immigration comme un problème pour la France, soit à bannir totalement, soit dont il faudrait s’accommoder en partie, par humanitarisme ou par charité.

Ce récit est à la fois partial et mensonger.

Partial d’abord, car il ne s’intéresse qu’aux symptômes d’un phénomène, omettant systématiquement sa dimension globale et ses racines.

La France, et même l’Europe, sont globalement très peu concernées par le phénomène migratoire mondial. Et à l’intérieur de l’Europe, la France est même, selon l’économiste Ekrame Boubtane, « l’un des pays d’Europe où l’immigration est la plus faible relativement à la taille de l’économie »[7]. D’après le rapport sur l’état de la migration dans le monde de l’Organisation internationale des migrations (OIM) en 2022, il y avait l’an dernier 280 millions de migrants internationaux sur la planète, soit 3,6 % de la population mondiale[8]. La plupart des déplacements de populations ont lieu à l’intérieur du Sud global.

Selon les estimations de la plupart des agences onusiennes, ce chiffre devrait augmenter rapidement au cours des prochaines décennies. En effet, le dérèglement climatique devient une force motrice majeure des migrations contraintes. D’après le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU, 21,5 millions de personnes dans le monde ont été forcées de se déplacer pour des raisons climatiques chaque année entre 2008 et 2016[9]. Ces chiffres sont amenés à augmenter dans les prochaines décennies.

C’est le deuxième point aveugle des discours dominants sur l’immigration en France : les causes des migrations. Elles tiennent à l’inaction face au changement climatique donc, mais aussi aux accords commerciaux inégaux entre puissances commerciales du Nord, au premier rang desquelles l’Union européenne, et États du Sud global. Ces aspects sont essentiels pour qui veut établir sérieusement une analyse du phénomène migratoire, et a fortiori une politique migratoire.

La présente note se concentre sur l’aspect le plus mensonger du récit à propos de l’immigration : son coût. L’immigration serait un poids pour la société française et « l’immigré·e » coûterait cher à la collectivité.

Ainsi, Marine Le Pen avait prétendu pendant la dernière campagne présidentielle qu’elle financerait de nouvelles dépenses grâce aux « 16 milliards d’euros » d’économie obtenues en réduisant l’immigration. C’est avec le même argument que le Sénat vote la suppression de l’AME, sans opposition du gouvernement. L’idée sous-jacente, dans les deux cas, est celle que l’accueil des personnes immigrées a un effet négatif pour nos finances publiques. Ces discours oublient, plus ou moins volontairement, de prendre en compte les contributions de l’immigration aux finances publiques, tout comme les coûts des politiques de répression.

Mensonger, car de nombreuses études scientifiques, fondées sur l’étude concrète des faits, ont établi que l’immigration a une contribution positive à la société française. Certains aspects de cette contribution sont peu mesurables, comme ses apports à la culture française, aux horizons musicaux, culinaires, linguistiques, cinématographiques de l’ensemble de ses citoyens. D’autres en revanche le sont : il s’agit des aspects socio-économiques, également cruciaux pour notre société.

L’immigration en France a des effets parfaitement mesurables en matière de finances publiques, de protection sociale, d’emploi, de salaires, ou de croissance du PIB. L’étude scientifique de ces effets socio-économiques ne confirme jamais la thèse selon laquelle l’immigration serait un poids pour la société française. Elle démontre au contraire l’intérêt financier, économique et en termes de justice sociale, pour la population française dans son ensemble, de procéder à des régularisations massives, notamment des travailleur·euses, plutôt que de régularisation ciblées et temporaires dans certains secteurs, comme le projet du gouvernement le propose.

Cette note propose une synthèse des principaux travaux mobilisables pour comprendre les apports positifs de l’immigration sur la société française, pour son économie, pour le niveau de vie global et les droits des travailleurs.

 

1 – Une contribution positive des personnes immigrées aux finances publiques

Selon une note de l’économiste Ekrame Boubtane[10], la population immigrée est une population davantage en âge d’être active que la moyenne : en 2018, 76,8 % de la population immigrée en France est âgée de 15 à 64 ans contre 60,7 % pour les natif·ves [11]. Les travailleur·euses immigré·es contribuent de ce fait en moyenne davantage que les autres ménages, aux caisses de la protection sociale, à l’assurance chômage et à notre système de retraites par répartition, dont le financement repose sur les revenus du travail, et ce malgré un taux de chômage plus important, dû notamment aux discriminations à l’embauche.

graphique 1
Source : Xavier CHOJINCKI, Lionel RAGOT et Ndeye-Penda SOKHNA, « L’impact budgétaire de trente ans d’immigration en France », CEPII N° 2018-04, Avril 2018, URL : http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2018/let394.pdf

Lecture : En 2011, la part des natifs âgés de 38 ans dans l’ensemble de la population des natif·ves s’élève à 1,4 % contre 2,1 % pour la population immigrée. L’âge moyen (trait vertical) des natif·ves est de 39,4 ans et celui des immigré·es de 46 ans.

Leur apport est d’autant plus positif que, d’un point de vue purement comptable, ce n’est pas la dépense publique française qui a financé leur éducation et formation. Ainsi, les travailleur·euses immigré·es « disposent, dès leur arrivée dans le pays d’accueil, d’un certain niveau de formation et de connaissances acquises dans le pays d’origine »[12].

Les immigré·es bénéficient bien sûr en retour de transferts non négligeables, leur taux de chômage étant supérieur à celui du reste de la population – en 2010, 16 % des immigrés et 20 % des immigrés extra-communautaires sont au chômage, contre 8,5 % pour l’ensemble de la population –, ainsi que leur taux de fécondité – 2,6 enfants par femme, contre 1,8 pour les femmes non-immigrées. Mais la population immigrée bénéficie en réalité moins des allocations que les autres ménages, du fait de leurs situations administratives complexes. Ils bénéficient également de retraites en moyenne plus faibles que celles des autres ménages, du fait de carrières moins complètes[13].

Or, comme le note Ekrame Boubtane, les dépenses publiques pour les seules retraites sont, en France, largement supérieures à d’autres aides telles que celles destinées à l’aide familiale, souvent dans le viseur des critiques : « en 2019, les dépenses de retraite représentent 13 % du PIB en France, alors que les dépenses publiques sous la forme de services aux familles avec enfants ne représentent que 2 % ». De même, l’aide médicale d’État (AME), dont le Sénat a voté récemment la suppression, ne représentait que 0,4 % du total des dépenses de l’État dans la santé en 2020 (environ 920 millions d’euros sur 209,2 milliards d’euros), soit 0,04 % du PIB.

Les contributions des immigrés compensent ainsi en moyenne les transferts dont ils bénéficient. La conséquence est un solde positif pour les finances publiques. Plus précisément, sur la période de 2006 à 2018, la contribution nette des immigrés aux recettes fiscales est estimée à 0,25 % du PIB en France, toujours d’après Ekrame Boubtane.

Dans une étude de 2018, Xavier Chojnicki, Lionel Ragot et Ndeye-Penda Sokhna[14], ont également étudié ce solde sur une période plus longue. Selon eux, la contribution nette moyenne des ménages immigrés est, comme pour les ménages non-immigrés, négative entre 1979 et 2011, c’est-à-dire qu’elle crée un déficit. Mais le coût net moyen des ménages immigrés pour les finances publiques est nettement moins important que celui des ménages non immigrés : 0,15 % du PIB pour les ménages immigrés, contre 0,58 % pour les ménages non-immigrés. Autrement dit, la contribution nette des immigrés aux finances publiques sur trente ans a été en moyenne près de quatre fois meilleure que celle des ménages non-immigrés.

graphique 2
Lecture : en 1979, la contribution nette aux finances publiques des ménages immigrés représente -0,12 % du PIB, et celle des ménages non-immigrés +0,03 %. En 1995, ces chiffres sont respectivement de -0,18 % et -1,03 % du PIB.
Source : Xavier CHOJINCKI, Lionel RAGO et Ndeye-Penda SOKHNA, « L’impact budgétaire de 30 ans d’immigration en France », CEPII N° 2018-04, Avril 2018, [lien]

Au résultat comptable s’ajoute un enjeu d’équilibre pour certains postes des finances publiques sur le long terme. Ekrame Boubtane, dans un article publié en mai 2010[15], rappelle le défi du vieillissement de la population des sociétés européennes, qui s’explique tant par l’allongement de la durée de vie que par la baisse du taux de fécondité.

L’avenir du système de retraites par répartition est avant tout une question de partage des richesses, et donc politique, comme l’a par exemple montré la note du département d’économie de l’Institut La Boétie « Retraites : there is no alternative ? »[16]. Néanmoins, dans une perspective purement comptable, l’immigration de nouveaux actifs contribue à diminuer le ratio actif-retraité, et donc à renforcer la pérennité du système de retraite. La question du niveau de qualification de cette immigration est également posée : une immigration qualifiée contribue certes davantage pendant la période de vie active, mais son taux de fécondité moyen est moins important, et son espérance de vie plus élevée que les populations moins qualifiées[17]. Les personnes immigrées moins qualifiées, au contraire, contribuent de manière plus durable à maintenir le ratio entre actifs et retraités.

Pour cette raison, Xavier Chojnicki dans une autre étude publiée en 2014 conclut à la contre-productivité des politiques d’immigration sélective ou immigration « choisie », que cela soit pour sélectionner des immigrés qualifiés ou peu qualifiés. Tout type de sélection dans les politiques migratoires par le niveau de qualification montre des effets clairement négatifs[18] [19] [20].

2 – Les coûts importants des politiques répressives de l’immigration pour les finances publiques

La présence de personnes immigrées sur le sol français n’est donc pas un coût pour les finances publiques, et présente même plutôt pour celles-ci un solde comptable positif. En revanche, les politiques répressives de l’immigration d’enfermement et d’expulsion sont, elles, très coûteuses. Leur coût est même en forte augmentation depuis 30 ans, au fil des 30 lois votées pour renforcer le traitement sécuritaire de l’immigration.

Expulsions, enfermement : un coût exorbitant

Le budget prévu dans la loi de finances 2024 pour le programme « Lutte contre l’immigration irrégulière » illustre ce fait : il est en augmentation de 53,8 % en crédits de paiement (CP)[21], soit 91,2 millions d’euros[22]. Cela représente pour l’année 2024 un budget prévu d’environ 260 millions d’euros, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous[23].

graphique 4
Lecture : Le projet de loi de finances (PLF) 2024 prévoit 260 699 613 € en crédits de paiement pour la lutte contre l’immigration irrégulière. Ce chiffre est en augmentation par rapport à la dépense totale effectuée en 2022, mais aussi à la somme prévue pour 2023.

Source : Annexe au projet de loi de finances pour 2024, Politique française de l’immigration et de l’intégration, p. 14, URL : https://www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024/le-projet-de-loi-de-finances-et-les-documents-annexes-pour-2024/documents-de-politique-transversale-2024

On peut distinguer plus précisément deux types de dépenses occasionnées par les politiques anti-immigration :

– les dépenses pour l’enfermement : fonctionnement des centres de rétention administrative (CRA), locaux de rétentions administratives (LRA), etc.

Le budget 2024 prévoit une augmentation de 56,8 millions d’euros pour ce poste, liée à l’ouverture de 66 places en locaux de rétention administrative dès 2024, et pour porter le total à 3 000 places en centre de rétention administrative d’ici 2027, soit au total 161 millions d’euros pour 2024.

Il faut rappeler que les CRA sont régulièrement dénoncés par les associations de défense des droits humains, que cela soit pour les conditions de rétention, notamment la présence d’enfants dans ces centres[24], ou pour le temps de rétention dans ces centres, souvent bien supérieur à ce que la procédure légale permet théoriquement[25].

– Les dépenses pour l’éloignement : délivrances d’obligations de quitter le territoire français (OQTF), reconduites aux frontières, expulsions, etc.

Ce sont 63,7 millions d’euros prévus pour 2024[26], dont 12 millions pour l’achat de matériels, listés ainsi : « drones, intercepteurs nautiques, moyens de projection et moyens aériens »[27]. Il faut préciser que ce chiffre ne prend pas en compte les mesures d’expulsion au titre de l’ordre public, qui relèvent à juste titre du budget assigné à la police nationale.

Ces chiffres, déjà élevés, ne représentent qu’une partie des coûts liés aux politiques anti-migratoires. Il faut également y ajouter le coût de la mobilisation de fonctionnaires de police qui ne sont pas pris en compte dans le programme budgétaire « lutte contre l’immmigration irrégulière ».

En 2019, un rapport rédigé par deux députés de la majorité, Jean-Noël Barrot et Alexandre Holroyd, dans le cadre de l’approbation des comptes de l’État[28] indique que « l’estimation du coût moyen d’un éloignement forcé a fait l’objet d’évaluations disparates variant de 4 180 € à un peu plus de 20 000 € par éloignement forcé », en prenant en compte différentes déclarations à ce sujets de l’inspection générale de l’administration (IGA) ou de la Cour des comptes. Les rapporteurs eux-mêmes concluent à un coût moyen de 13 794 euros par expulsion pour l’année 2018, tout en indiquant que ces coûts sont sans doute sous-estimés.

Il faut encore ajouter à cela l’ensemble des procédures initiées qui n’aboutissent pas à une expulsion, qui représentent aussi un coût pour l’administration. En effet, la France ordonne entre 80 000 et 120 000 mesures d’expulsion par an, et en met en application entre 10 000 et 16 000[29].

Les rapporteurs estiment ainsi que le coût total des retours forcés s’établit à 468 millions d’euros en 2018, pour 33 960 personnes éloignées. Ils concluent également que les coûts de la politique française d’éloignement du territoire sont mal appréhendés, et probablement sous-estimés.

affiche 1
Atelier populaire de l’École des Beaux-Arts, mai 1968, musée national de l’histoire de l’immigration

Des recettes en moins pour les comptes publics

D’autre part, les barrières légales mises en place par les politiques anti-immigration empêchent les immigré·es de contribuer autant qu’ils le pourraient aux finances publiques.

Ainsi, les bénéficiaires de la protection subsidiaire, qui ne remplissent pas les conditions d’obtention du statut de réfugié mais sont exposés à des menaces graves (exécution, tortures…) dans leur pays d’origine, ne bénéficient d’un récépissé valable que 6 mois, ce qui pousse les employeurs à refuser de les employer, et Pôle Emploi à leur refuser des formations allant au-delà de la date de validité[30].

Plus généralement, les emplois du secteur public sont fermés aux étrangers[31], de même que d’autres professions libérales réglementées, notamment médicales ou juridiques, sont « de fait inaccessibles aux immigrés récemment arrivés en France […] parce que leur diplôme est étranger », selon l’OCDE[32]. Ce sont ainsi plus de 5,4 millions d’emplois en 2017 qui sont fermés aux immigrés non-européens[33].

Tout étranger empêché ainsi d’occuper un emploi ne génère en conséquence aucune contribution positive pour la sécurité sociale. Cela affecte également sa contribution fiscale par l’impôt sur le revenu et la TVA. Ces barrières légales constituent donc un coût caché des réglementations restrictives à l’immigration.

Au-delà même de l’aspect humain et moral, la criminalisation du séjour irrégulier est économiquement inefficace. Il vaudrait mieux autoriser le travail dès l’arrivée sur le territoire, pour éviter les mécanismes de trappes à pauvreté des personnes immigrées[34], mais aussi pour rediriger les dépenses exorbitantes liées à la répression vers le financement des structures d’accueil, la simplification des procédures législatives, les moyens pour les organismes comme l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), l’Office Français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), la Cour nationale du droit d’asile (Cnda)…

Les dépenses pour améliorer le niveau en français des personnes immigrées sont un exemple particulièrement frappant. En effet, la première raison pour laquelle les immigrés sont embauchés à des niveaux inférieurs à ceux correspondant à leur éducation est la barrière linguistique : le taux de déclassement est ainsi 25 % plus important pour les immigrés éprouvant des difficultés linguistiques que pour les autres immigrés, selon une étude de Jean-Christophe Dumont et Olivier Monso en 2007[35]. Ce constat a été confirmé par l’Insee en 2018[36], qui ajoute que « les immigrés qui maîtrisent parfaitement la langue ont des salaires supérieurs d’environ 15 % à ceux des autres immigrés ».

Or, selon la Commission européenne[37], la France est le seul pays de l’UE à ne fournir que des cours de niveau élémentaire (niveau homologué A2), qui sont insuffisants pour permettre un usage professionnel ou administratif fluide.

Augmenter les dépenses publiques pour proposer des cours de français de qualité aux personnes immigrées conduirait donc au final à des bénéfices à la fois pour les finances publiques et pour les revenus globaux des salariés.


3 – Emploi et consommation : l’économie populaire de l’immigration

Affiche5
Affiche de la CGT, 20e siècle, Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration.

D’après un sondage Ifop commandé par Sud Radio et publié le 6 juin 2023, une majorité d’interrogés attribue des effets économiques négatifs à l’immigration : 71 % estiment que « l’immigration économique permet au patronat de tirer les salaires vers le bas » et 62 % sont en désaccord avec l’affirmation « l’immigration rapporte plus à la France qu’elle ne lui coûte »[38]. Pourtant, de très nombreuses études montrent une variété d’effets positifs de l’immigration sur l’économie.

Une approche comptable sur les finances publiques n’est pas suffisante pour décrire les contributions économiques et sociales de l’immigration. Il faut prendre en compte ce que l’immigration apporte à l’économie et à la satisfaction des besoins, notamment à travers le travail et la consommation.

Hippolyte d’Albis, dans une interview donnée au Journal du CNRS[39], explique, à partir des données d’Eurostat et de l’OCDE, que l’immigration a eu un impact économique positif, en se basant sur des chiffres de 1985 à 2015. Il distingue dans son étude deux types d’immigration : les « migrants permanents » et les « demandeurs d’asile ».

Pour les « migrants permanents », Hippolyte d’Albis note une corrélation systématique entre augmentation des arrivées nouvelles sur le territoire et croissance du PIB par habitant, accompagnée aussi d’une baisse du taux de chômage. Concernant les demandeurs d’asile, l’étude ne trouve aucune preuve que l’augmentation de cette catégorie aurait un effet négatif sur l’économie.

Cela s’explique d’abord par l’immigration familiale, comme le précisent Hippolyte d’Albis, Ekrame Boubtane et Dramane Coulibaly dans une étude de 2016[40]. L’immigration familiale, souvent féminine et faiblement diplômée, vient répondre à un manque de main-d’œuvre dans le marché des services à domicile, comme le ménage, ou le soin aux enfants et aux personnes âgées. En prenant en charge ces tâches, encore largement effectuées par les femmes de manière gratuite en France, les immigrées « permettent » mécanimquement aux femmes non-immigrées de disposer de davantage de temps, d’entrer sur le marché du travail[41], ou d’atteindre de meilleures positions professionnelles.

On constate donc bien que les femmes immigrées, arrivées sur le sol national principalement par regroupement familial, ont une contribution utile à l’économie des besoins de la société française. Elles remplissent des tâches utiles et même essentielles, pour lesquelles elles sont pourtant sous-valorisées en termes de salaires, type de contrat et conditions de travail.

La réunification des familles en France, via les procédures de regroupement familial, réduit leurs transferts d’argent vers leurs pays d’origine, et augmente en conséquence leurs dépenses au sein de l’économie française. Les ménages immigrés comptant parmi les couches populaires du pays, leur propension à consommer est en effet très importante en moyenne.

C’est ce qu’établit encore l’article d’Hippolyte d’Albis, Ekrame Boubtane et Dramane Coulibaly[42]. Entre 1994 à 2008, le PIB par habitant augmente quand le taux d’immigration augmente, en particulier celui de l’immigration par regroupement familial, et particulièrement lorsqu’elle est originaire de pays en développement[43]. Ils estiment ainsi qu’une augmentation de 1 % en un an du taux d’immigration en France génère en moyenne une augmentation du PIB par habitant de 0,3978 %[44]. Si ce chiffre est variable selon les études[45], elles indiquent toutes un impact positif sur le PIB par habitant de l’immigration.

Il faut noter qu’avec le temps passé sur le territoire, les travailleurs immigrés maîtrisent davantage dans la langue française mais aussi la structure du marché de l’emploi local, ce qui augmente de fait leurs capacités et leur productivité, ainsi que leurs contributions individuelles aux finances publiques.

D’après l’OCDE, le taux d’emploi des immigrés « installés », c’est-à-dire arrivés au moins cinq ans avant l’enquête, serait supérieur de 50 % (de 40 à 61 %) à celui des immigrés « récents », c’est-à-dire arrivés dans les cinq années précédant l’enquête[46]. Ainsi, plus la durée de séjour est longue, plus les bienfaits de l’immigration sur l’économie française sont élevés. Réduire ce temps de séjour par diverses mesures, comme la création de titres de séjour d’un an, aurait donc pour conséquence de réduire ces bénéfices.

4 – Des effets positifs de réputation : le cas de l’immigration estudiantine

Avoir sur son sol des personnes immigrées est également pour la France avantageux en termes de réputation dans le monde. Les personnes immigrées vivant en France apprennent le français, mais aussi les atouts du pays en matière culturelle, touristique, ou de produits de consommation. Comme ces personnes conservent généralement des liens forts, familiaux ou amicaux, dans leurs pays d’origine, ils contribuent à faire connaître et apprécier ce qu’eux-même connaissent, de la société française. Leur présence sur le territoire national peut donc avoir des conséquences positives pour le commerce extérieur, les échanges linguistiques et culturels, l’économie touristique.

L’étude de tels apport a été faite et quantifiée pour la catégorie des immigrés étudiants. En 2022, Campus France, l’administration chargée de l’accueil en France des étudiant·es étranger·es, a étudié les comportements, les dépenses, les aspirations et les opinions de 10 000 étudiants étrangers représentatifs des 300 000 présents sur le territoire français[47]. Ce type d’immigration est loin d’être négligeable ou anecdotique, puisque les visas étudiants représentent la moitié de l’augmentation des titres de séjour en France entre 2005 et 2022.

Affiche6
Affiche, 2019, Fred Sochard.

Campus France insiste d’abord sur la contribution financière nette positive des étudiants étrangers lors de leur séjour en France. En effet, l’étude estime leurs dépenses totales, incluant notamment la consommation quotidienne, les frais d’inscription, les dépenses touristiques de leur famille et de leurs proches et leurs cotisations sociales quand ils travaillent à 5 milliards d’euros en 2022. Les dépenses qu’ils entraînent pour les universités, celles de l’État français à travers d’éventuelles aides au logement ou bourses, et celles de la Sécurité sociale, n’atteignent en regard que 3,7 milliards d’euros pour la même année. Les étudiants étrangers ont donc eu, cette année-là, une contribution financière positive nette à hauteur de 1,3 milliard d’euros.

Mais là n’est pas le principal. L’étude se penche aussi sur les effets de long terme. Pour ce faire, elle s’intéresse à ce que pensent les étudiants de leur pays d’études. Ainsi, 88 % d’entre eux souhaiteraient travailler dans une entreprise française. La même proportion souhaite revenir en France après ses études pour y faire du tourisme, et 80 % consommer des produits français. 84 % des étudiants immigrés déclarent qu’ils recommanderont la France à leurs proches pour le travail, 93 % pour les études et 75 % pour « bien vivre ».

Accueillir des étudiants sur le sol français produit donc bien des effets de réputation dans leurs pays d’origine.

5 – La régularisation de tous les sans-papiers profite à tous les travailleurs

De nombreuses personnes migrantes n’ont, en France, pas le droit théorique de travailler. C’est le cas des demandeurs d’asile, interdits de travailler dans les six premiers mois suivant l’enregistrement de leur dossier de demande d’asile auprès de l’Ofpra[48]. C’est aussi le cas des personnes entrées de manière irrégulière sur le territoire, ou n’ayant pas réussi à obtenir un renouvellement de leur titre de séjour.

Pourtant, le droit ne correspond pas à la réalité économique effective. En effet, le travail des immigrés dits « sans papiers » est une réalité massive. Si leur évaluation précise est par nature impossible, ils seraient 700 000 travailleurs sans papiers selon la CGT, tandis que le ministère de l’Intérieur évoque une fourchette allant de 600 000 à 700 000 « personnes en situation irrégulière », sans préciser combien travaillent.

Ici donc, les interdictions formelles de travailler pour certaines personnes migrantes en fonction de leur situation adminstrative ont en réalité pour effet de créer une nouvelle catégorie de travailleur·euses : les travailleur·euses sans papiers.

Pour cette catégorie de travailleur·ses, l’ensemble des droits des salarié·es sont revus à la baisse. En effet, leur situation administrative les prive effectivement de la plupart des leviers et recours dont disposent les salarié·es pour améliorer leurs conditions de travail et leurs salaires.

Affiche9
Affiche de la CGT, 2006, Tardi.

Les luttes et campagnes syndicales sur le sujet ont permis que soient ainsi rendues visibles les conditions d’exploitation qui s’appliquent au travail des « sans-papiers ». Une alerte de la CGT en janvier 2022 a par exemple mené à des révélations concernant les ouvrier·es du chantier des Jeux Olympiques Paris 2024 : plusieurs mois de retard sur les salaires, jusqu’à 20 heures de travail par jour, pas de congés payés, pas d’heures supplémentaires payées[49].

L’utilisation par les employeurs de cette armée de réserve précaire est massive : Laëtitia Gomez, secrétaire de la CGT Intérim estime « qu’il y a des agences (d’intérim) où 30 à 40 % des travailleurs sont des sans-papiers »[50].

Cette réalité explique pourquoi les campagnes de régularisation des travailleurs sans papiers ont eu, dans l’histoire, des conséquences positives sur les standards minimaux appliqués aux secteurs concernés.

Les économistes espagnols Joan Monras, Ferran et Javier Vazquez-Grenno ont publié en 2018 une étude, actualisée en 2023, analysant les conséquences de la régularisation de 600 000 travailleurs sans-papiers par le gouvernement espagnol en 2008. Dans un entretien, Joan Monras conclut : « en régularisant leur situation, les immigrés ont accès à plus d’opportunités de travail et cela augmente leur pouvoir de négociation avec les entreprises. Nous estimons que cette capacité de négociation peut leur permettre d’obtenir des niveaux de salaire plus élevés d’environ 20 % en moyenne »[51].

La même étude permet de montrer un effet significatif sur la baisse du travail « au noir ». Les travailleurs ont en effet gagné en pouvoir de négociation et les contrôles ont été plus efficaces. Ce sont ainsi 4 000 euros de cotisations sociales qui sont perçues en plus par an par migrant régularisé[52].

Monras, Elias Ferran et Vazquez-Grenno ne sont pas les seuls à avoir réalisé ce type d’étude. En 1990, l’économiste américain David Card publie un article[53] étudiant les conséquences de l’arrivée de 70 000 migrants cubains dans la ville de Miami dans l’épisode dit de « l’exode de Mariel » en 1980. Il y compare les évolutions du marché du travail à Miami et dans des villes comparables entre 1979 et 1985. Son étude montre que, à Miami, les salaires sont restés à niveau constant sur la période pour les travailleurs blancs, afro-américains et hispaniques, alors qu’ils ont décliné pour ces trois catégories dans les villes comparables[54]. Le taux de chômage a lui diminué sur la période de 1,2 % à Miami, mais seulement de 0,1 % dans les autres villes comparables[55].

David Card montre ainsi empiriquement, a minima l’absence d’effets négatifs des travailleurs immigrés sur l’emploi et les salaires, et même un effet potentiellement positif. Pour ces travaux et d’autres sur les effets de la hausse du salaire minimum, il reçut en 2021 le prix de la banque de suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, parfois appelé « prix Nobel d’économie ».

6 – L’accès aux soins des personnes immigrées : une question de santé publique

Parce que le droit à la santé et à l’accès aux soins est un droit fondamental en principe garanti à tous les êtres humains au nom de la dignité humaine[56], la France s’est dotée dès 1893 d’une aide médicale gratuite ouverte sans condition, donc ouverte notamment aux personnes sans papiers.

Depuis 2000, cette aide s’intitule l’aide médicale d’État (AME). Elle offre un accès aux soins, sauf à certains comme les médicaments à service médical rendu faible ou l’aide médicale à la procréation. Elle est ouverte aux étrangers résidant sans titre sur le territoire français et pouvant justifier d’une résidence depuis plus de 3 mois.

L’AME fait l’objet de fantasmes, entretenus par la droite et l’extrême droite, rejoints plus récemment par des membres du camp présidentiel. Ils pointent généralement une aide distribuée à des personnes qui seraient seulement de passage, et qui contribuerait à attirer une immigration lointaine, voire un « tourisme médical ».

C’est la logique qui a présidé au vote du Sénat pour la transformation de l’aide médicale d’État en aide médicale d’urgence (AMU) dont la couverture est fortement restreinte, une mesure à laquelle le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est dit « ne pas être opposé ».

Bien au contraire, une enquête de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) montre que seuls 51 % des personnes qui y sont éligibles ont recours à l’AME. Parmi les sans papiers présents en France depuis moins d’un an, la proportion descend même à 24 %. Seuls 10 % des personnes éligibles à l’AME citent la santé comme un des motifs de leur migration, et même parmi eux, 34 % n’ont pourtant pas recours à l’AME[57].

L’étude conclut ainsi : « La faible corrélation du recours à l’AME avec les problèmes de santé ne vient pas à l’appui […] d’un effet d’attraction fort de l’AME sur la migration en France » et « toute mesure qui viserait à limiter les droits offerts par l’AME de droit commun afin de lutter contre l’immigration clandestine ou de réduire fortement les dépenses de santé couvertes de l’AME raterait certainement sa cible ».

Au-delà même des concernés, l’aide médicale d’État a surtout un effet bénéfique pour la santé de la population générale, et soulage l’ensemble du système de santé. En effet, une politique de santé publique ne peut être efficace en laissant de côté une part de la population présente effectivement sur le territoire, particulièrement en matière de prévention des épidémies. En outre, la prise en charge rapide évite, pour la plupart des pathologies, de prodiguer par la suite des soins plus importants, plus coûteux et souvent récurrents.

Affiche10
Affiche de SUD PTT, 2010.

C’est pour cette raison que le comité éthique de la Fédération des Hôpitaux de France (FHF), composé de professionnels hospitaliers, a dénoncé le projet de suppression de l’AME, qui présenterait le « risque de recrudescence des maladies infectieuses et pour la propagation des épidémies » et de « prises en charge tardives hospitalières des pathologies [qui] sont particulièrement coûteuses pour l’hôpital »[58]. « L’AME permet à l’hôpital de ne pas aggraver son déficit » concluent ces médecins.

L’étude de l’IRDES précitée vient appuyer encore ses propos, puisque la moitié des personnes atteintes de maladies infectieuses n’ont pas recours à l’AME.

Améliorer l’accès aux soins des personnes migrantes est donc dans l’intérêt sanitaire du pays tout entier. Là encore, on peut noter qu’une régularisation massive des travailleur·euses sans-papiers contribuerait de manière positive à la santé publique du pays, en améliorant leur couverture. Les travailleur·euses concerné·es accèderaient à l’assurance maladie de la sécurité sociale, via le droit commun ou, pour les plus pauvres, via la protection universelle maladie (PUMA).

7 – Des luttes pour le progrès humain

Si les immigrés sont les premiers concernés par les reculs des droits sociaux, ils sont aussi souvent des acteurs centraux des luttes pour les défendre ou les faire progresser. Ils sont bien sûr d’abord organisés collectivement pour faire valoir leurs droits, et notamment obtenir leur régularisation lorsqu’ils sont sans papiers. Des collectifs locaux d’entraide et de mobilisation existent dans de nombreuses villes et départements. Ils sont rejoints au niveau national par les confédérations syndicales, à l’instar de la CGT, de la CFDT ou de Solidaires[59], qui ont chacune développé des modalités d’action et d’organisation spécifiques pour défendre les travailleur·euses sans papiers.

Certaines luttes, menées par des travailleurs et des travailleuses immigrés, parfois en situation irrégulière, ont permis de conquérir des avancées majeures pour nos droits. Un exemple frappant est celui du mouvement de grève de l’usine Penarroya en 1971-1972[60].

L’entreprise est au début des années 1970 décrite comme la plus rentable de France. Elle s’occupe d’extraire, de récupérer et de transformer le plomb. Les ouvriers y sont en majorité des travailleurs immigrés d’origine maghrébine et subsaharienne. Ils investissent massivement les cadres syndicaux, alors même que la législation interdisait encore aux étrangers de représenter le personnel. Il déclenchent, en 1971, puis en 1972 de grandes grèves avec occupation d’usines pour demander l’amélioration de leurs conditions de travail et la prise en compte des effets à long terme sur leur santé.

Cette grève au retentissement national aboutira à l’amélioration de leurs conditions de travail et d’hygiène, mais aussi à la reconnaissance de l’intoxication au plomb (ou saturnisme) comme maladie professionnelle, et à la modernisation des critères de dépistage de l’intoxication par le plomb[61].

Autre exemple : celui de l’affaire dite de « la traite » dans un salon de coiffure du boulevard de Strasbourg, à Paris. Un groupe de 18 employé·es d’un salon de coiffure du 10e arrondissement ont mené de 2014 à 2016 une grève appuyée par la CGT pour demander la régularisation de 14 d’entre elles et eux, mais aussi l’obtention de contrats de travail, de salaires au moins au niveau du salaire minimum, le droit à des pauses régulières et aux conditions sanitaires prévues par la loi sur leur lieu de travail.

Outre qu’ils et elles ont eu gain de cause et fait condamner les anciens gérants du salon, la décision de justice fait date dans l’histoire du droit du travail : pour la première fois, la justice française reconnaît une « traite d’êtres humains » dans le milieu du travail dans un cadre collectif. Cette jurisprudence constitue un nouveau recours pour qualifier, faire cesser et réparer certaines situations extrêmes d’exploitation au travail. C’est là encore un nouveau droit applicable à toutes et tous qui a été conquis par la lutte de ce collectif composé en majorité de travailleur·euses sans papiers[62]. Aujourd’hui, elle est notamment mobilisé par les syndicats dans la vigne, pour protéger les vendangeur•ses qui sont surexposé•es à cette forme de traite.

affiche2
Paris, 1978, Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration.

Conclusion

Les arguments économiques et sociologiques sont importants dans le débat sur l’immigration. D’abord, ils permettent de ramener dans cette discussion de la raison, des faits objectivables. La longue radicalisation d’une grande partie du champ politique sur ce sujet empêche le plus souvent la connaissance produite à propos de l’immigration d’arriver dans le débat public.

Nous avons donc voulu, dans cette note, contribuer à en restaurer des bases saines, c’est-à-dire rationnelles.

D’autre part, ces arguments, ces études, construisent ensemble un contre-discours efficace au discours dominant bâti sur la peur de l’étranger. Oui, il est possible, lorsque l’on s’intéresse au réel, de voir des motifs de satisfaction dans les flux migratoires qui se dirigent vers la France. Les personnes immigrées dans notre pays contribuent à sa vie sociale et économique. Cette vérité est vérifiée dès que l’on essaye de la mesurer, quelle que soit la méthode retenue pour cela.

Mais bien sûr, le débat sur l’immigration ne se réduit pas à une discussion économique, encore moins à un calcul coûts / bénéfices. C’est aussi, peut être d’abord, une question morale : pouvons-nous, en dehors de toute autre question, supporter comme société les milliers de morts noyés en Méditerranée tentant d’atteindre malgré nos murs, les rives de l’Europe ?

C’est aussi une question culturelle. Pour certains, accueillir des femmes et des hommes socialisés dans d’autres cultures que la nôtre est un danger mortel pour notre identité, vécue avant tout comme un héritage à protéger pour qu’il reste à jamais intact. Pourtant, des chercheur•ses  en littérature, histoire des arts, linguistique pourraient très bien montrer comment les vagues migratoires ont toujours contribué à la construction de la culture française, en perpétuel mouvement. La notion de « créolisation » a par exemple été avancée ces dernières années pour décrire ce phénomène.


Aurélie Trouvé, Hadrien Clouet

Notes de bas de page

[1] Charlotte d’Ornellas, « Aucun tabou pour protéger les Français », Antonin André, Geoffroy Lejeune, Le JDD, 22 octobre 2023, URL : https://www.lejdd.fr/sommaire/gerald-darmanin-aucune-question-taboue-pour-proteger-les-francais-139087

[2] Juliette Deborde, « « Misère du monde » : ce qu’a vraiment dit Michel Rocard », Libération, 22 avril 2015, URL : https://www.liberation.fr/france/2015/04/22/misere-du-monde-ce-qu-a-vraiment-dit-michel-rocard_1256930/

[3] Cécile Bourgneuf, « Quand Jacques Chirac évoquait « le bruit et l’odeur » », Libération, 26 septembre 2019, URL : https://www.liberation.fr/france/2019/09/26/quand-jacques-chirac-evoquait-le-bruit-et-l-odeur_1505291/

[4] Valérie Igounet, « Les Français d’abord », Blog Derrière le front : histoire, analyses et décodages du Front national, Francetvinfo, 26 octobre 2015, URL : https://blog.francetvinfo.fr/derriere-le-front/2015/10/26/les-francais-dabord.html

[5] Catherine Coroller, « Immigration : Sarkozy rend sa copie », Libération, 29 mars 2006, URL : https://www.liberation.fr/societe/2006/03/29/immigration-sarkozy-rend-sa-copie_34592/

[6] Corinne Laurent, « Carburants, migrants, Niger : ce qu’il faut retenir de l’interview d’Emmanuel Macron », La Croix, 24 septembre 2023, URL : https://www.la-croix.com/france/Carburants-migrants-Niger-quil-faut-retenir-linterview-dEmmanuel-Macron-2023-09-24-1201284108

[7] Ekrame Boubtane, « Immigration: quels effets économiques ? », vie-publique.fr, 8 mars 2023. URL : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/288453-immigration-quels-effets-economiques-par-ekrame-boubtane

[8] État de la migration dans le monde 2022, OIM, 1er décembre 2021, URL : https://worldmigrationreport.iom.int/wmr-2022-interactive/?lang=FR

[9] UNHCR, « Frequently asked questions about climate change and disaster displacement », 2016. URL : https://www.unhcr.org/uk/news/stories/frequently-asked-questions-climate-change-and-disaster-displacement

[10] Ekrame Boubtane, « Immigration: quels effets économiques ? », vie-publique.fr, 8 mars 2023. URL : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/288453-immigration-quels-effets-economiques-par-ekrame-boubtane

[11] INSEE, Estimations de population, 2018.

[12] Ekrame Boubtane, « Les effets économiques de l’immigration pour les pays d’accueil », L’Économie politique, 2019/4 (n° 84), p. 72-83. DOI : 10.3917/leco.084.0072. URL : https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2019-4-page-72.htm

[13] Xavier Chojincki, Lionel Ragot, Ndeye-Penda Sokhna, « L’impact budgétaire de 30 ans d’immigration en France », CEPII n° 2018-04, Avril 2018, URL : http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2018/let394.pdf

[14] Op. cit.

[15] Ekrame Boubtane, « Immigration et âge de départ à la retraite », Revue économique, 2010/5 (vol. 61), p. 917-931, URL : https://www.cairn.info/revue-economique-2010-5-page-917.htm

[16] Aurélie Trouvé, Eric Berr, « Retraites : there is no alternative ? », Institut La Boétie, Janvier 2023

[17] Lionel Ragot dans « Compte rendu – Les Rencontres du CESE : « L’immigration, parlons-en », 2023, Calaméo, p. 59, URL : https://www.calameo.com/books/00725898906d10dd96543

[18] Xavier Chojnicki, « Impact budgétaire de l’immigration en France », Revue Économique, 2011, vol. 62, n° 3, pp. 531-543, URL : https://www.cairn.info/revue-economique-2011-3-page-531.htm

[19] Xavier Chojnicki, « Bénéfices et coûts de l’immigration : les perspectives macroéconomiques d’une politique d’immigration active en France », e-Migrinter, 12, 2014, URL : https://journals.openedition.org/e-migrinter/385

[20] Xavier Chojnicki, « Bénéfices et coûts de l’immigration : les perspectives macroéconomiques d’une politique d’immigration active en France », e-Migrinter, 12, 2014, p. 49

[21] Dans les supports budgétaires de l’État, les dépenses sont exprimées en « autorisations d’engagement » (AE) ou en « crédits de paiement » (CP). Les autorisations d’engagement sont le support de l’engagement de dépenses qui peuvent s’étaler sur plusieurs années. Les crédits de paiement sont le support de règlement de la dépense engagée au préalable pour l’année. Ces derniers représentent donc les sommes prévues pour être effectivement payées cette année-là.

[22] Annexe au projet de loi de finances pour 2024, Politique française de l’immigration et de l’intégration, p. 14, URL : https://www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024/le-projet-de-loi-de-finances-et-les-documents-annexes-pour-2024/documents-de-politique-transversale-2024

[24] Sébastien Lyon et 14 autres signataires, « Lettre ouverte contre l’enfermement administratif des enfants », Amnesty International, 4 novembre 2019, URL : https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/contre-lenfermement-administratif-des-enfants

[25] « Coût des expulsions : derrière les chiffres, des droits bafoués et des souffrances inutiles », La Cimade, 26 juin 2019, URL : https://www.lacimade.org/cout-des-expulsions-derriere-les-chiffres-des-droits-bafoues-et-des-souffrances-inutiles/

[26] Annexe au projet de loi de finances pour 2024, Politique française de l’immigration et de l’intégration, p. 48

[27] Annexe au projet de loi de finances pour 2024, Politique française de l’immigration et de l’intégration, p. 49

[28] Ibid.

[29] « La politique migratoire de l’Union européenne et 6 chiffres clés », La Cimade , URL : https://www.lacimade.org/faq/la-politique-migratoire-de-lunion-europeenne-en-5-chiffres-cles/

[30] Shoshana Fine, Hélène Soupios-David, Alexia Duvernoy, « L’intégration des bénéficiaires d’une protection internationale en France », NIEM National Report 2018, France Terre d’asile, 2019, URL : https://www.france-terre-asile.org/images/stories/publications/pdf/France_National_Report_2018_-_Rapport_national_-_NIEM_L___int__gration_des_b__n__ficiaires_d___une_protection_internationale_en_France.pdf

[31] Ibid.

[32] « Le recrutement des travailleurs immigrés : France 2017 », OCDE, 2017, op. cit., p. 104, URL : https://www.oecd.org/fr/els/le-recrutement-des-travailleurs-immigres-france-2017-9789264276741-fr.htm

[33] « Cinq millions d’emplois demeurent fermés aux étrangers non européens », 19 avril 2017, Observatoire des inégalités, URL : https://www.inegalites.fr/Cinq-millions-d-emplois-demeurent-fermes-aux-etrangers-non-europeens#:~:text=5%2C4%20millions%20d’emplois,20%20%25%20des%20emplois%20en%20France

[34] Les « trappes à pauvreté » désignent les mécanismes qui empêchent les personnes d’accéder à des revenus au-dessus du seuil de pauvreté, et les maintiennent dans la spirale de la pauvreté.

[35] Jean-Christophe Dumont, Olivier Monso, « Adéquation entre formation et emploi : un défi pour les immigrés et les pays d’accueil », dans « Perspectives des migrations internationales », OCDE, 2007, URL : https://www.oecd-ilibrary.org/social-issues-migration-health/perspectives-des-migrations-internationales-2007_migr_outlook-2007-fr

[36] Jérôme Lê, Mahrez Okba, « L’insertion des immigrés, de l’arrivée en France au premier emploi », Insee, 2018, URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3640742

[37] Employment and social developments in Europe 2016, Commission européenne, 2016, p. 133, URL : https://ec.europa.eu/social/main.jsp?langId=fr&catId=89&newsId=2704&furtherNews=yes

[38] “Le regard des Français sur l’immigration », Ifop,16 juin 2023. URL : https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-limmigration-3/

[39] « De l’effet bénéfique des migrations sur l’économie », lejournal.cnrs.fr, 20 juin 2018, URL : https://lejournal.cnrs.fr/articles/de-leffet-benefique-des-migrations-sur-leconomie

[40] Hippolyte d’Albis, Ekrame Boubtane, Dramane Coulibaly, « Immigration Policy and Macroeconomic Performance in France », Annals of Economics and Statistics, n° 121/122, juin 2016, URL : https://www.jstor.org/stable/10.15609/annaeconstat2009.121-122.279

[41] Ibidem, page 301.

[42] Hippolyte d’Albis, Ekrame Boubtane, Dramane Coulibaly, « Immigration Policy and Macroeconomic Performance in France », Annals of Economics and Statistics, n° 121/122, juin 2016, URL : https://www.jstor.org/stable/10.15609/annaeconstat2009.121-122.279

[43] Ibidem, page 279

[44] Ibidem, page 300.

[45] Une méta-analyse de douze études primaires à l’international conclut à une augmentation moyenne de 0,1 point du taux de croissance du PIB par habitant pour une hausse d’un point de pourcentage du taux de migration nette, entre autres effets négatifs. Voir : Ceren Ozgen, Peter Nijkamp, Jacques Poot, “The effect of migration on income growth and convergence: Meta-analytic evidence”, Papers in Regional Science, vol. 89, 2010, pp. 537-561. URL : https://docs.iza.org/dp4522.pdf

[46] « L’impact de l’immigration sur le marché du travail,les finances publiques et la croissance, Rapport pour l’Assemblée nationale », France Stratégie, 2019, URL : https://www.strategie.gouv.fr/publications/limpact-de-limmigration-marche-travail-finances-publiques-croissance

[47] « L’impact économique des étudiants internationaux en France », Campus France, Novembre 2022, URL : https://www.campusfrance.org/fr/ressource/l-impact-economique-des-etudiants-internationaux-en-france

[48] Office français de protection des réfugiés et apatrides, l’administration chargée de traiter les demandes d’asile

[49] « Salaires, chantage : des travailleurs sans-papiers témoignent des conditions d’emploi sur les chantiers des JO 2024 », Agence France Presse, 22 janvier 2023

[50] Julia Pascual, « Le système D des travailleurs en situation irrégulière », Le Monde, 18 octobre 2023. URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/10/18/le-systeme-d-des-travailleurs-en-situation-irreguliere-j-ai-travaille-avec-les-papiers-de-mon-cousin-qui-ne-me-ressemble-pas-du-tout_6195090_3224.html

[51] Joan Monras, interviewé par Julia Pascual, « La régularisation des sans-papiers n’induit pas d’appel d’air », Le Monde, 7 avril 2023. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/07/la-regularisation-des-sans-papiers-n-induit-pas-d-appel-d-air_6168644_3232.html

[52] Joan Monras, Javier Vázquez-Grenno, Ferran Elias, « Understanding the Effects of Granting Work Permits to Undocumented Immigrants », CEPR, February 2018, URL : https://cepr.org/publications/dp12726

[53] David Card, The Impact of the Mariel Boatlift on the Miami Labor Market, ILR Review, 43(2), 1990, URL : https://davidcard.berkeley.edu/papers/mariel-impact.pdf

[54] David Card, The Impact of the Mariel Boatlift on the Miami Labor Market, ILR Review, 43(2), 1990, p.250.

[55] David Card, The Impact of the Mariel Boatlift on the Miami Labor Market, ILR Review, 43(2), 1990, p.251.

[56] Ce droit est notamment rappelé dans les droits sociaux de la Charte Sociale Européenne (traité du Conseil de l’Europe, révisé en 1996) à ses articles 11 et 13.

[57] Florence Jusot, Paul Dourgnon, Jérôme Wittwer, Jawhar Sarhiri, « Le recours à l’Aide médicale de l’État des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas », Questions d’économie de la santé, Novembre 2019. URL : https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/245-le-recours-a-l-aide-medicale-de-l-etat-des-personnes-en-situation-irreguliere-en-france-enquete-premiers-pas.pdf

[58] Comité éthique de la FHF, « Position sur l’AME », 27 octobre 2023, URL : https://www.fhf.fr/sites/default/files/2023-11/Comit%C3%A9%20%C3%A9thique%20FHF%20-%20Avis%20AME%20071123.pdf

[59] Lucie Tourette, « La régularisation des travailleurs sans papiers : vingt ans de combats syndicaux », Plein droit, vol. 135, n° 4, 2022, pp. 23-30, URL : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2022-4-page-23.htm

[60] Laure Pitti, « Penarroya 1971-1979 : Notre santé n’est pas à vendre ! », Plein droit, vol. 83, n° 4, 2009, pp. 36-40, URL : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2009-4-page-36.htm

[61] Laure Pitti, « Penarroya 1971-1979 : Notre santé n’est pas à vendre ! », Plein droit, vol. 83, n° 4, 2009, pp. 36-40, URL : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2009-4-page-36.htm

[62] Laura Mousset, « Le combat des coiffeuses sans papiers », TV5 Monde, 11 novembre 2016, URL : https://information.tv5monde.com/terriennes/le-combat-des-coiffeuses-sans-papiers-20218

Menu