note

49.3 : du libéralisme autoritaire à la française

C’est là une situation inédite qui marque une évolution profonde de la Ve République : le gouvernement gouverne malgré, voire contre, l’Assemblée nationale.

par la fondation

Introduction

Dans une indifférence médiatique notable[1], la Première ministre Élisabeth Borne a recouru par deux fois à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution en l’espace de 24 heures les 19 et 20 octobre dernier. Le gouvernement a employé ce pouvoir à quatre reprises dans les jours qui ont suivi.

La procédure codifiée à cet article permet qu’un texte de loi soit considéré comme adopté par l’Assemblée nationale sans le moindre vote, sauf si une majorité – 289 députés ou plus – adopte une motion de censure dans la foulée, provoquant ainsi la chute du gouvernement.

Présente dans la Constitution de la Ve République depuis son adoption, en 1958, cette disposition a depuis été utilisée à 93 reprises. Elle est, au départ, conçue par les rédacteurs du texte de 1958 comme un outil de ce qu’ils ont eux-mêmes appelé le « parlementarisme rationalisé »[2]. Cette doctrine, au cœur de la pensée des constituants de la Ve République, tend à donner la priorité au pouvoir exécutif sur le législatif. Elle consiste à mettre au point des méthodes qui permettent d’éviter les débats parlementaires mouvementés, ou à l’issue incertaine, perçus comme une source d’instabilité potentielle, dans un contexte marqué par le putsch d’Alger du 13 mai 1958. Ainsi l’article 49 alinéa 3 est conçu comme une solution pour permettre à un gouvernement de continuer à exercer le pouvoir même avec une Assemblée nationale sans majorité claire, ou à la majorité étriquée.

C’est cet outil qui permettra, par exemple, au gouvernement Barre (1976-1981) de faire adopter certains textes, après la fracture au sein de la majorité entre droite gaulliste et droite libérale. Une décennie plus tard, il sera à nouveau utilisé par les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy pour se passer des votes des députés communistes pour gouverner[3].

Jacques Chirac y aura recours à son cours pour outrepasser les stratégies d’obstruction parlementaire mises en place par l’opposition en 2003 face à la réforme des modes de scrutin des élections régionales et européennes[4], pour laquelle la gauche et le centre avaient déposé 13 000 amendements.

Plus récemment, François Hollande et Manuel Valls ont eu recours à cet article lorsque, confrontés aux « frondeurs » – un groupe de députés principalement issus de l’aile gauche du Parti socialiste –, ils font le choix de refuser tout compromis pour faire adopter les lois Macron[5] puis El Khomri[6].

De ce point de vue, l’usage par les gouvernements Macron successifs de l’outil du 49.3 présente un caractère singulier. La situation politique dans laquelle il y est fait recours se distingue en effet radicalement de tout ce qui a été connu depuis 1958 : depuis l’élection présidentielle de 2022, trois blocs sont apparus à un niveau équivalent dans les urnes, sans qu’aucun ait obtenu la majorité à l’Assemblée nationale. Le bloc libéral, arrivé deuxième au premier tour des élections législatives de juin 2022, a été porté au gouvernement sans majorité à l’Assemblée nationale.

C’est là une différence majeure avec les situations précédentes marquées par la présence d’un bloc majoritaire – de droite entre 1976 et 1981, ou de gauche entre 1998 et 1993 – composé de différents groupes. L’article 49 alinéa 3 est alors un outil pour faire face aux situations dans lesquelles les groupes politiques qui composent ce bloc majoritaire ont des positions divergentes face à tout ou partie d’un texte examiné à l’Assemblée nationale.

Le cas de la XVIe législature est bien différent, puisqu’aucun bloc majoritaire n’existe tout court. C’est là une situation inédite qui marque une évolution profonde de la Ve République : le gouvernement gouverne malgré, voire contre, l’Assemblée nationale.

Cette situation politique inédite conduit le gouvernement à un travail de mise en scène particulier qui accompagne systématiquement l’usage du 49.3 lors des six fois où il y a eu recours en octobre et novembre 2022, c’est-à-dire pour les recettes du budget de l’État et celles du budget de la Sécurité sociale, puis pour les volets dépenses des mêmes textes.

Le recours au 49.3 en 2022 : histoire d’une mise en scène

Ainsi le scénario mis en scène pour le recours au 49.3 semble répondre à une mise en scène préparée, tant elle est semblable d’une fois à l’autre.

Un premier temps de cette mise en scène est laissé au débat parlementaire. Accompagné d’une expression gouvernementale tantôt multipliant les appels au compromis, tantôt à la dénonciation de la volonté attribuée aux oppositions de « bloquer » (c’est-à-dire d’affirmer une position d’opposition).

Ce temps est d’une durée variable : ainsi, pour le projet de loi de finances 2021, 40 séances d’examen se sont tenues, contre 43 en 2019 et 2022 et 49 en 2021, soit un temps de débat plus faible que lors de n’importe quelle année du premier quinquennat Macron.

Ce temps peut logiquement conduire au vote de plusieurs amendements contre l’avis du gouvernement. Concernant les recettes du budget de l’État, cela a été le cas du rétablissement de l’exit tax (dispositif de lutte contre l’évasion fiscale, supprimé par Emmanuel Macron en 2018), d’une taxe sur les superdividendes ou d’un crédit d’impôt pour le reste à charge de tout résident en EHPAD. Pour ce qui est du budget de la sécurité sociale, cela concernait notamment la conditionnalité des exonérations de cotisations sociales au respect de l’égalité salariale femmes-hommes. Enfin, pour le volet dépenses du budget, des amendements augmentant les crédits dédiés au développement du transport ferroviaire de trois milliards d’euros, et d’autres celui de la rénovation thermique des logements de près de douze milliards d’euros avaient été adoptés.

Une fois ce temps écoulé, l’arrivée de la Première ministre à l’Assemblée nationale annonce l’utilisation de cette procédure. Le moment de cette arrivée est généralement prévisible pour les groupes parlementaires sur la base du calendrier prévisionnel des séances parlementaires : ainsi, l’absence de convocation de conférences des présidents de groupe, instance parlementaire seule habilitée à fixer l’ordre du jour, alors qu’approche la dernière séance prévue pour l’examen d’un texte annonce-t-il le recours au 49.3. Ce scénario laisse ainsi supposer que la présidence de l’Assemblée, chargée de convoquer les conférences des présidents, est, elle, informée au préalable du calendrier prévu.

En parallèle de l’examen parlementaire se déroule ainsi un examen parallèle : la préparation de la version du texte de loi qui fera l’objet d’un 49.3. Cet examen, réalisé dans le huis clos gouvernemental, consiste ainsi à intégrer certains des amendements déposés, indépendamment du fait qu’ils aient été examinés et du résultat de cet examen (adoption ou rejet).

Les conditions de cet examen parallèle ne sont pas connues et n’ont pas fait, à notre connaissance, l’objet de publications à ce stade. Il est possible de supposer qu’elles répondent aux processus habituels d’arbitrage intra-gouvernementaux : réunions interministérielles (dites RIM[7]).

Toutefois, l’analyse des amendements retenus fait apparaître une dimension supplémentaire : le groupe auteur de l’amendement semble apparaître comme un critère discriminant. Ainsi, le nombre d’amendements issus des groupes qui composent la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) apparaît très faible, tant au regard du nombre d’amendements retenus des autres oppositions que du nombre respectif d’amendements déposés. Au sein de ces amendements, le nombre d’amendements issus de ceux déposés par le groupe LFI-NUPES est généralement nul ou quasi-nul[8].

Ces arbitrages relèvent dès lors d’un exercice gouvernemental inédit où se mêlent les arbitrages gouvernementaux et les logiques propres à l’exécutif et les enjeux politiques partisans, sans qu’il soit possible pour autant d’identifier la part de chacun de ces critères.

Cet examen parallèle donne lieu à un exercice parlementaire étonnant, largement décrié par les oppositions, dans lequel l’examen des articles et amendements continue de se dérouler alors que leur issue est déjà décidée par avance dans l’examen parallèle, sans que ce résultat soit connu de façon certaine par les députés.

L’annonce du recours à l’article 49.3 par la Première ministre répond, elle aussi, à une stratégie argumentative constante, tentant de démontrer la volonté d’obstruction parlementaire et de « blocage ». « Tout indique que nous ne tiendrons pas les délais prévus pour la discussion de cette première partie du PLF [projet de loi de finances]. Ensuite, et surtout, les oppositions ont toutes réaffirmé leur volonté de rejeter le texte », a-t-elle ainsi affirmé pour justifier le recours au 49.3 sur le budget.

Pourtant, ce motif ne semble pas vérifié dans les faits. « Les 3417 amendements du projet de loi de finances pour 2023 sont quasiment dans la moyenne haute, mais ce n’est pas un chiffre exceptionnel », commente ainsi le blog Projet Arcadie[9], spécialisé dans le suivi et l’analyse de l’actualité parlementaire.

De même, l’argument du non-respect des délais prévus semble bien peu fondé. L’article 48 de la Constitution confie en effet au gouvernement un rôle prépondérant dans la fixation de l’ordre du jour parlementaire[10], rôle encore renforcé dans le cadre de l’examen des projets de loi de finances[11]. Ainsi le gouvernement a-t-il le loisir de prolonger les délais d’examen, pratique courante tout au long de la Ve République, d’autant que le délai maximal fixé pour l’adoption de ces projets de loi est alors très loin d’être dépassé.

La raison réelle semble bien davantage indiquée dans la dernière partie des propos de la Première ministre, rappelant de façon quasi tautologique que « les oppositions ont toutes réaffirmé leur volonté de rejeter le texte ». Ainsi, il ne s’agit ici ni de contourner un problème d’obstruction parlementaire, inexistant dans ce cas, ni de faire face, comme dans les cas historiques évoqués au préalable, une majorité divisée, mais bien de faire adopter des lois dans un contexte structurel de « fait minoritaire ».

Le recours à l’article 49.3 interrompant immédiatement l’examen du projet de loi concerné par l’Assemblée nationale, il conduit mécaniquement à ce qu’un certain nombre de dispositions ne fassent jamais l’objet d’un examen en séance. Ainsi, les crédits consacrés à l’Éducation nationale, premier budget historique de l’État, ceux consacrés au soutien aux collectivités confrontées à la crise énergétique ou encore l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM), clé de voûte de tout budget de la Sécurité sociale, n’ont-ils pas fait l’objet d’examen en séance.

Du parlementarisme rationalisé à l’absence organisée du Parlement

Le débat politique se concentre logiquement davantage sur les conséquences et le contenu des projets de lois que sur la méthode : les projets ainsi concernés par le recours au 49.3 sont loin d’être anecdotiques, puisqu’il s’agit de décider s’il est pertinent des niveaux de dépenses publiques consacrées au système de santé et de protection sociale, d’un côté, et aux investissements et services publics, de l’autre, baissent en valeur réelle[12].

Cependant, la méthode n’a rien d’anecdotique. Elle constitue au contraire une illustration d’un renforcement du caractère autoritaire de la Ve République à l’occasion du deuxième mandat du président de la pratique du pouvoir sous la présidence d’Emmanuel Macron. Ainsi, si la Ve République est généralement considérée comme un régime dit semi-présidentiel, sous-classification des régimes parlementaires, une telle évolution de la pratique institutionnelle invite à se questionner sur l’évolution de sa nature même.

Car dès lors que le recours à l’article 49.3 constitue une méthode normale de gouvernement et non un outil pour faire face à des situations politiques exceptionnelles – divisions au sein de la majorité notamment –, c’est le rôle de l’Assemblée nationale même qui est en question. En ce qui concerne les textes budgétaires à tout le moins, elle prend désormais le rôle d’une chambre consultative : saisie pour débats, la décision lui en est retirée, à toutes les lectures et sur tous les volets des textes concernés.

Ainsi, si l’usage récurrent du 49.3 constitue un indice quant à l’évolution du régime politique, qui nécessitera d’être analysé avec davantage de recul, notamment au-delà de la phase budgétaire, il s’inscrit toutefois dans un contexte général.

La généralisation du recours aux ordonnances trouve sa source, elle, aux débuts mêmes du premier mandat d’Emmanuel Macron, marqué par une réforme du Code du travail conduite par ordonnances[13], alors même qu’il disposait alors d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. L’argument évoqué alors pour justifier le recours à ce dispositif d’exception, outil lui aussi censé relever du « parlementarisme rationalisé »[14], est alors pour l’essentiel celui du délai : argument largement contestable eu égard aux dispositifs déjà prévus par la Constitution qui permettent notamment au gouvernement d’engager de façon unilatérale la « procédure accélérée » (appelée avant la réforme de 2008 « procédure d’urgence »), procédure par ailleurs systématisée par Emmanuel Macron lui-même[15].

La crise sanitaire due au Covid-19 a de ce point de vue marqué une accélération nette, plutôt qu’une rupture, dans le rapport de l’exécutif au Parlement[16], ce dernier étant relégué très à l’arrière-plan de la gestion de crise, pour laquelle le président de la République privilégie, d’une part, le Conseil de défense sanitaire – dont la composition comme le calendrier sont entièrement décidés par lui, et dont les débats sont confidentiels, et, d’autre part, le recours aux ordonnances.

Enfin, les mandats Macron sont particulièrement marqués par le recours à des instances extérieures au Parlement censées animer le débat démocratique à sa place : il en est ainsi de la Convention citoyenne pour le climat, des cahiers de doléances lancés suite au mouvement des Gilets jaunes ou, dernièrement, du Conseil national de la refondation. Ces trois exemples ont en commun d’avoir été largement critiqués tant par les oppositions que par leurs membres eux-mêmes pour la très faible prise en compte de leurs conclusions[17],[18],[19].

L’ensemble de ces indices marque ainsi le rapport du courant politique d’Emmanuel Macron, et du président lui-même, à la démocratie parlementaire. Il reprend ainsi à son compte plusieurs des critiques fondamentales faites par les rédacteurs de la Constitution de 1958 sur le « régime des partis », jugé source d’instabilité et d’inaction. Mais il y ajoute des critiques récurrentes, centrées particulièrement sur la lenteur supposée du Parlement et sur la méfiance des amendements issus du débat parlementaire.

Ainsi, le recours au 49.3 n’apparaît pas ici comme conjoncturel, mais bien comme le fruit d’une forme de rejet du parlementarisme, de la part d’un président qui n’a lui-même jamais souhaité briguer le mandat de député et ne cache pas sa méfiance pour les députés, y compris de sa propre majorité[20]. Un rejet dont viennent témoigner de nombreux propos rapportés par la presse, de lui-même (« Le Parlement, ce n’est pas là que ça se passe ! ») ou de ses proches (« [Il] ne sait pas trop comment fonctionne un député, ni comment il pense – quand il ne se demande pas carrément à quoi il sert »)[21].

Le Parlement n’est pas le seul à faire l’objet de telles critiques : ces mêmes critiques sont largement adressées aux organismes paritaires et aux processus dits de « dialogue social », jugés trop longs, inefficaces et trop porteurs de compromis.

Ainsi, la loi relative à la réforme de l’assurance chômage confirme-t-elle une évolution déjà observée depuis les lois dites « Macron » puis « Avenir professionnel » : toutes confient en effet à l’exécutif le soin de conduire des transformations profondes de régimes initialement conçus comme paritaires, comme l’assurance-chômage. Les « partenaires sociaux » – syndicats et organisations patronales – voient ainsi leur périmètre réduit à celui d’une concertation préalable strictement consultative, sans aucun pouvoir de décision sur des régimes dont ils sont pourtant censés avoir la gestion.

L’État géré comme une entreprise ?

Au-delà du simple rapport personnel d’Emmanuel Macron au Parlement, la composition socio-professionnelle des cadres « macronistes » apporte sans nul doute une clé d’explication supplémentaire à la vision qu’a ce courant politique de l’État.

Ainsi la classe qui a pris le pouvoir sous Emmanuel Macron, contrairement à la classe politique traditionnelle, a souvent fait ses armes dans le privé, dont elle privilégie les pratiques, plutôt que celles, plus lentes, de la démocratie parlementaire. Le Président, alors fraîchement élu, avait lui-même résumé cette formule dans un tweet en anglais : “I want France to be a start up Nation. A Nation that thinks and moves like a start up” (« Je souhaite que la France soit une start-up nation. Une nation qui pense et bouge comme une start-up »[22]).

L’idée que la culture et le fonctionnement de l’entreprise privée est préférable, car plus efficace, à celui de l’État et du service public apparaît comme une constante du macronisme.

Elle se traduit notamment par l’explosion du pantouflage, cette pratique qui consiste à quitter le service de l’État pour entrer dans le secteur privé, à l’instar du président lui-même : « le pantouflage a pris une ampleur inédite depuis que Macron est au pouvoir », analyse ainsi le journaliste Vincent Jauvert[23]. Dans l’autre sens, « favoriser la mobilité et accompagner les transitions professionnelles des agents publics dans la fonction publique et le secteur privé » apparaît explicitement comme un des objectifs de la réforme de la fonction publique menée sous le précédent quinquennat[24], qui prévoit en particulier de faciliter l’accès des personnes issues du secteur privé aux emplois de direction de la fonction publique, jusque-là réservés, sauf exceptions limitées, aux titulaires des concours de la fonction publique.

Le “new public management”, qui désigne l’import des méthodes de management issues du privé dans la fonction publique, a également considérablement augmenté sous Macron, comme le note plusieurs chercheurs, comme Béligh Nabli, maître de conférences en droit public et auteur de L’État – Droit et politique[25], ou encore par Madina Rivale, chercheuse en innovation publique au CNAM, qui note en 2017 : « C’est la première fois en politique qu’un chef de l’État dirige ses équipes en introduisant des méthodes de management venant du monde de l’entreprise »[26].

Le recours inédit aux cabinets de conseil depuis la prise du pouvoir par Emmanuel Macron vient encore apporter une illustration de cette tendance de fond : « en 2021, l’État a dépensé plus d’un milliard d’euros en prestations de conseil. Ces dépenses ont plus que doublé depuis 2018, (…) des pans entiers des politiques publiques ont été sous-traités à des cabinets privés : crise sanitaire, réforme de l’aide juridictionnelle, radars routiers, évaluation de la stratégie nationale de santé », note ainsi un rapport sénatorial de 2022[27]. Lors de la crise sanitaire, c’est le cabinet BVA qui a notamment proposé au gouvernement le mécanisme de l’auto-autorisation de sortie, ultérieurement invalidé par le Conseil d’État[28].

Enfin, les choix des Premiers ministres d’Emmanuel Macron apparaît un autre élément révélateur du rejet du parlementarisme : en choisissant Jean Castex puis Élisabeth Borne, deux personnalités jugées techniciennes sans expérience du mandat parlementaire, comme lui, le président de la République semble marquer une préférence nette et constante.

De ce point de vue, l’évolution d’Emmanuel Macron dans la pratique des institutions, si elle est inédite en France, s’inscrit dans une tendance plus large observée à l’international comme une évolution de fond du libéralisme : celle d’une dissociation de plus en plus grande entre réformes libérales et procédures démocratiques. Ce processus a été décrit en détail et qualifié par le philosophe Grégoire Chamayou notamment sous le terme de « libéralisme autoritaire »

Rajoutons par ailleurs que l’évolution d’Emmanuel Macron dans ce domaine de la pratique des institutions s’inscrit dans un processus plus large et largement international d’évolution du libéralisme. Il s’agit d’une dissociation de plus en plus grande entre réformes libérales et procédures démocratiques. Ce phénomène a été observé par le philosophe Grégoire Chamayou dans ses travaux sur le « libéralisme autoritaire »[29] ou encore par les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron dans leurs ouvrages sur la « finance autoritaire »[30].

Conclusion

Si recours régulier à l’article 49.3 par Emmanuel Macron ne marque pas, en soi, une évolution majeure de la Ve République, née d’une méfiance fondamentale vis-à-vis du Parlement dont les fondateurs souhaitaient limiter les pouvoirs en dotant le gouvernement d’une série d’outils dits du « parlementarisme rationalisé ».

Toutefois, les conditions dans lequel il est utilisé marque une singularité de l’exercice du pouvoir macroniste : dans un contexte d’absence de bloc majoritaire à l’Assemblée nationale, il passe d’un outil exceptionnel, conçu pour faire face aux divisions de la majorité ou aux obstructions de l’opposition, à un mode normal de gouvernement. Dès lors, il marque un changement profond dans l’équilibre du régime de la Ve République, traditionnellement qualifié de « semi-présidentiel » ou de « semi-parlementaire ».

Cette évolution est à analyser dans le contexte global du rapport très critique d’Emmanuel Macron et de son courant politique à la démocratie parlementaire et à l’État. Il ne peut ainsi être isolé du recours fortement accru à d’autres outils issus du « parlementarisme rationalisé », comme les ordonnances ou la procédure accélérée, ou encore à la tendance à privilégier les profils et méthodes issus du secteur privé sur ceux du secteur public, en matière de management, de recrutements ou même en ce qui concerne le choix des Premiers ministres.

La tendance macroniste apparaît ainsi comme profonde. Elle s’inscrit dans une évolution non seulement française mais observée aussi au plan international du courant libéral, évolution qualifiée d’« autoritaire » par plusieurs philosophes et sociologues.

la fondation

Notes de bas de page

[1] Il n’a pas été fait mention de cet événement dans les titres d’ouverture des deux principaux journaux télévisés de 20 heures – TF1 et France 2 – ni le 19, ni le 20 octobre. Y ont cependant été évoqués des sujets aussi cruciaux et d’actualité que la hausse des prix des meubles, l’addiction des adultes aux écrans ou « les secrets du Sacré-CŒur ».

[2] FRANÇOIS Bastien. « II. Un parlementarisme « rationalisé » », BASTIEN François (coord.), Le régime politique de la Ve République. La Découverte, 2011, pp. 29-62.

[3] En 1988, l’Assemblée nationale compte 275 députés issus du Parti socialiste (PS) et 25 du Parti communiste français (PCF), soit plus de la majorité absolue (289 députés) si l’on additionne les forces.

[4] Loi n° 2003-327 du 11 avril 2003 relative à l’élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu’à l’aide publique aux partis politiques. Disponible à l’adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000237704

[5] Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Disponible à l’adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000030978561/

[6] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Disponible à l’adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032983213/

[7] DULONG Delphine, FRANCE Pierre, LE MAZIER Julie, « À quoi riment les « RIM » ? Les réunions interministérielles ou l’ordinaire du travail gouvernemental », Revue française d’administration publique, 2019/3 (N° 171), p. 697-712. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2019-3-page-697.htm

[8] Aucun amendement déposé par le groupe LFI-NUPES n’a ainsi été retenu lors de trois des quatre utilisations de l’article 49.3 cet automne.

[9] Projet Arcadie. « Obstruction parlementaire : le cas d’école du projet de loi de finances pour 2023 ». Projet Arcadie [en ligne]. 16 octobre 2022. Disponible à l’adresse : https://projetarcadie.com/content/obstruction-parlementaire-plf2023

[10] « Deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité, et dans l’ordre que le Gouvernement a fixé, à l’examen des textes et aux débats dont il demande l’inscription à l’ordre du jour ». Constitution du 4 octobre 1958, article 48, révisé par la loi constitutionnelle de 2008. Disponible à l’adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006527527/2022-12-06/

[11] « En outre, l’examen des projets de loi de finances, des projets de loi de financement de la sécurité sociale et, sous réserve des dispositions de l’alinéa suivant, des textes transmis par l’autre assemblée depuis six semaines au moins, des projets relatifs aux états de crise et des demandes d’autorisation visées à l’article 35 est, à la demande du Gouvernement, inscrit à l’ordre du jour par priorité. ». Ibid.

[12] Avec le projet de loi de financement de la sécurité sociale 2023, le financement du système de santé est en hausse de 3,7 % hors dépenses Covid, quand l’inflation sur l’année dépassera les 4 %. Avec le PLF 2023, les dépenses de l’ensemble des administrations publiques n’augmentent que de 2,75 %.

[13] Loi n° 2017-1340 du 15 septembre 2017 d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social. Disponible à l’adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000035568022

[14] FRANÇOIS Bastien. « II. Un parlementarisme « rationalisé » », BASTIEN François (coord.), Le régime politique de la Ve République. La Découverte, 2011, pp. 29-62.

[15] LEMAIRE Élina. La procédure accélérée ou la regrettable normalisation d’une procédure dérogatoire. In : Jus Politicum. 5 juillet 2017. Disponible à l’adresse : https://blog.juspoliticum.com/2017/07/05/la-procedure-acceleree-ou-la-regrettable-normalisation-dune-procedure-derogatoire-par-elina-lemaire/

[16] DE BUJADOUX, Jean-Félix, « Le Parlement dans la crise sanitaire », Études, 2021/11 (Novembre), pp. 31-42. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-etudes-2021-11-page-31.htm

[17] D’ALLENS Gaspard, BOEUF Nicolas, DANG Léa. Convention pour le climat : seules 10 % des propositions ont été reprises par le gouvernement. Reporterre [en ligne]. 31 mars 2021. Disponible à l’adresse : https://reporterre.net/Convention-pour-le-climat-seules-10-des-propositions-ont-ete-reprises-par-le-gouvernement

[18] DEHIMI Mathilde. Que sont devenus les cahiers de doléances lancés après le mouvement des “gilets jaunes” ? France inter [en ligne]. 10 février 2020. Disponible à l’adresse : https://www.radiofrance.fr/franceinter/que-sont-devenus-les-cahiers-de-doleances-lances-apres-le-mouvement-des-gilets-jaunes-3321863

[19]“EELV, LFI, RN, LR : pourquoi ils refusent tous de participer au Conseil national de la refondation ? TFI Info [en ligne]. 31 août 2022. Disponible à l’adresse : https://www.tf1info.fr/politique/eelv-lfi-rn-lr-pourquoi-ils-refusent-tous-de-participer-au-conseil-national-de-la-refondation-cnr-propose-par-emmanuel-macron-2230883.html

[20] BRUCKERT Erwan, MANDONNET Éric. On peut faire de la politique sans passer par la case député. L’Express [en ligne]. 16 juillet 2022. Disponible à l’adresse : https://www.lexpress.fr/politique/emmanuel-macron-on-peut-faire-de-la-politique-sans-passer-par-la-case-depute_2175086.html

[21] LE DROLLEC Alexandre, MARTIN Julien. Emmanuel Macron, le président qui n’aimait pas le Parlement. L’Obs [en ligne]. 3 juillet 2022. Disponible à l’adresse : https://www.nouvelobs.com/politique/20220703.OBS60452/emmanuel-macron-le-president-qui-n-aimait-pas-le-parlement.html

[22] MACRON Emmanuel [Twitter : @EmmanuelMacron]. I want France to be a start-up nation. A nation that thinks and moves like a start-up. #VivaTech. 15 juin 2017. Disponible sur : Twitter, https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/875394454110294016.

[23] JAUVERT Vincent. Les Voraces – Les élites et l’argent sous Macron. Robert Laffont, 2020.

[24] Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique. Disponible à l’adresse : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038889182/

[25] NABLI Béligh. Macron et la vision managériale de l’État. Libération [en ligne].16 octobre 2017. Disponible à l’adresse : https://www.liberation.fr/debats/2017/10/16/macron-et-la-vision-manageriale-de-l-etat_1816140

[26] GUINOT Danièle, RIVALE Mandina. Interview : « Le management selon Macron s’apparente à celui d’une entreprise familiale ». Le Figaro [en ligne].6 août 2017. Disponible en ligne : https://www.lefigaro.fr/politique/2017/08/06/01002-20170806ARTFIG00142-un-mode-de-management-qui-s-apparente-a-celui-d-une-entreprise-familiale.php

[27] ASSASSI Éliane, pour la commission d’enquête « cabinets de conseil ». Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques. Paris : Sénat. 16 mars 2022. Disponible à l’adresse : https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-578-1-notice.html

[28] STIEGLER Barbara. De la démocratie en pandémie. Paris : Gallimard, 2021.

[29] CHAMAYOU Grégoire. La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire. Paris : La Fabrique. 2018.

[30] BENQUET Marlène, BOURGERON Théo. La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme. Paris : Raisons d’agir. Coll. « Raisons d’agir ». 2021.

 

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