Recension de la thèse : Marlène Rosano-Grange, Revisiter l’histoire de la construction européenne : le poids des structures et des conjonctures internationales, Paris, Sciences Po, 2022. |
Marlène Rosano-Grange est docteure en relations internationales de l’Institut d’études politiques de Paris. Elle y mène actuellement ses recherches sur l’évolution de la conflictualité dans la mondialisation de l’économie. |
La construction européenne : une histoire mondiale
Partant d’une démarche de sociologie historique des relations internationales, ce travail redéfinit le temps et l’échelle d’analyse de l’intégration européenne. En la situant dans l’histoire mondiale, il montre qu’elle est un processus mettant en mouvement non seulement des forces européennes, mais aussi extra-européennes, et ce, de manière inégale.
Les apports de la sociologie historique des relations internationales
La thèse part d’abord du constat que les analyses de l’intégration européenne sous-estiment le poids des rapports de forces mondiaux dans l’histoire de ce processus. Cet angle permet de démystifier le récit officiel sur « l’exceptionnalité » supposée du destin européen, porté notamment par les théories dites « libérales » et « réalistes » en relations internationales.
Pour ce faire, l’étude mobilise la démarche dite de « sociologie historique ». Celle-ci est particulièrement féconde pour analyser les processus sociaux sur la « longue durée », comme la formation des États en Europe de l’Ouest qu’ont étudiée, parmi d’autres, les sociologues Charles Tilly, Norbert Elias ou encore l’historien Benedict Anderson.
Mais cette approche a été critiquée, à juste titre, pour son eurocentrisme. Selon le chercheur Bertrand Badie, ce biais est inhérent aux approches macrosociologiques, c’est-à-dire à l’observation de processus collectifs larges comme « l’État », « le capitalisme » ou « la nation » sur plusieurs siècles[1]. Cette thèse relève le défi posé par Badie : elle adopte un regard décentré, en connectant l’histoire de l’intégration régionale à celle des sociétés non européennes, sans toutefois renoncer à l’analyse macroscopique, c’est-à-dire du système international à long terme.
Une périodisation mondiale de l’intégration européenne
En proposant une redéfinition de la hiérarchie des acteurs et des espaces de décision de la construction européenne, cette thèse replace la construction européenne dans une périodisation mondiale, divisée en trois grandes époques.
La première court de la première crise de la mondialisation capitaliste, avant la Première Guerre mondiale, à la crise du fordisme, au milieu des années 1960. C’est l’époque des « médiations européennes de l’hégémonie américaine post-1945 ». Le projet européen y évolue sous l’influence des rivalités entre impérialismes, et notamment entre les empires coloniaux européens « classiques » et la puissance étasunienne en pleine expansion.
Au sortir du second conflit mondial qui a permis aux États-Unis d’installer leur domination, la construction européenne est le lieu de négociation entre les pays d’Europe de l’Ouest et la nouvelle hyperpuissance. Les États-Unis garantissent, officiellement, aux Européens « prospérité » (à travers le plan Marshall) et « sécurité » (au sein de l’OTAN[2]). Ils assurent ainsi le consentement des bourgeoisies d’Europe de l’Ouest à l’ordre libéral international, fondé sur le libre-échange, dans les institutions de Bretton Woods[3], et la paix, en théorie garantie par l’ONU[4]. En échange, les États européens acceptent de s’organiser au sein du Marché commun et écartent les projets alternatifs d’une Europe construite sur une union des colonies ou sur une base communiste.
Ce contexte, dans lequel naît l’intégration européenne, éclaire particulièrement les raisons de l’échec des tentatives, au cours de cette période, de construction d’une Europe capable d’être un acteur indépendant sur la scène mondiale. On peut penser par exemple au rejet par l’Allemagne, au début des années 1960, de concert avec les États-Unis, du « plan Fouchet » proposé par De Gaulle dans l’espoir de bâtir une « Europe puissance » capable d’agir dans les affaires du monde en négociant avec les deux superpuissances, ou indépendamment d’elles quand des intérêts spécifiques de la France étaient en jeu.
La deuxième séquence se situe pendant la crise des années 1970. C’est le temps de « la différenciation ordolibérale[5] dans la compétition financière mondiale ». Au cours de la vague révolutionnaire mondiale, les conditions semblent réunies pour construire une « Europe sociale ». Pourtant, ce projet va, au contraire, être battu en brèche par les partisans de la doctrine néolibérale, qui prônent la nécessité pour la puissance publique et les institutions internationales d’organiser et de protéger la libre concurrence contre les dérives de la main invisible vantée par les libéraux classiques.
Ainsi, la victoire du projet néolibéral s’explique notamment par le fait que les institutions européennes sont restées relativement imperméables aux mouvements sociaux, agissant principalement à l’échelle nationale.
Dans cette période, les seules mesures progressistes développées au niveau européen concernent la politique de développement à l’égard des pays du Sud. Les gouvernements européens n’ont en effet pas d’autre choix que de négocier avec ces États pour continuer d’importer des matières premières et d’exporter des produits transformés, face à la double pression qu’ils subissent : externe, avec le choc pétrolier et les politiques protectionnistes aux États-Unis, et interne, avec l’impossibilité d’imposer des baisses de salaires, du fait de la combativité des syndicats et de la crainte qu’une politique trop défavorable aux travailleurs ne serve la propagande soviétique.
À partir du milieu des années 1970, les partisans du néolibéralisme s’organisent à l’échelle transatlantique dans des forums ad hoc, comme le G7. Ces forums sont construits pour contourner à la fois les États gouvernés par des forces sociales-démocrates et les organisations internationales, comme la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), où les pays du Sud ont développé un rapport de force pour rééquilibrer les échanges. Les décisions néolibérales prises dans ces négociations informelles – privatisation de la monnaie et changes flottants, libre circulation des capitaux – sont ensuite entérinées et mises en place dans les institutions financières internationales.
La relance « ordolibérale », sous impulsion de l’Allemagne, fait de l’intégration européenne le principal vecteur du néolibéralisme en Europe. Elle atteste par ailleurs de la relation spéciale entre la République fédérale d’Allemagne[6] et les États-Unis à partir du milieu des années 1980.
Enfin, la troisième période se déroule après la chute de l’URSS. Elle est marquée par la négociation d’une marge de manœuvre politique limitée de l’Union européenne, dans le contexte d’après-guerre froide. La thèse identifie cette période comme celle de « l’autonomisation relative d’une sphère d’intérêts européenne post-guerre froide ».
Alors que les forces sociales-démocrates européennes, minoritaires, étaient intéressées par la définition d’un ordre européen incluant la Russie dans le cadre de la Conférence pour la sécurité et la coopération européenne (CSCE), les États-Unis s’y opposent fermement, accompagnés des fractions néolibérales des États membres. S’ensuivront une redéfinition des missions de l’OTAN et surtout son extension sur le continent.
En échange, pour contenter les oppositions et la volonté de rivaliser avec les Etats-Unis, sont négociés les attributs dits « régaliens » de l’État à l’échelle européenne : une monnaie unique et une politique étrangère commune. Pourtant, dans les faits, ces deux évolutions sont largement soumises à une coopération transatlantique renforcée, à travers l’intégration économique, et notamment financière, avec les États-Unis, et l’intégration politique au sein de l’OTAN.
Par la suite, ces attributs sont mobilisés dans le contexte de l’affaiblissement de l’hégémonie des États-Unis, qui se traduit par des mesures unilatérales de coercition comme les guerres au Kosovo et en Irak. Mais au lieu de se donner les moyens d’une autonomie à même d’imposer un rapport de force avec les États-Unis, la majorité des gouvernements européens leur demande avant tout de revenir à une coopération multilatérale dont les termes empêchent, de fait, toute émergence de l’Union européenne en tant que puissance autonome.
Une intégration inégale
En définitive, la thèse propose un récit alternatif à celui d’une Europe construite sur la paix libérale, et à la théorie du transnationalisme en relations internationales.
Selon le récit de la paix libérale, également appelée le « doux commerce », l’intégration économique homogénéiserait le développement et pacifierait les relations entre États. Selon celui du transnationalisme, l’intégration économique conduirait à la disparition des États, et donc de la guerre.
La thèse montre, à l’inverse, que si l’intégration économique produit un intérêt commun entre États amenés à négocier des solutions à leurs problèmes, la construction européenne s’insère surtout dans une coopération transatlantique inégale, à la faveur des États-Unis.
Le processus d’intégration régional ne produit pas de développement homogène. Par exemple, chaque année, à travers les désalignements des taux de change induits par l’euro, les pays « périphériques » comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal versent entre 5 et 10 % de leur PIB aux pays du « centre » comme l’Allemagne. Inversement, l’Allemagne reçoit chaque année une subvention de 8 % de son PIB[7].
Cette intégration inégale est susceptible de produire de fortes tensions sociales, comme lors de la crise grecque, voire des guerres. On pense ici à l’utilisation géopolitique du commerce par l’Union européenne, avec d’autres, pour créer des blocs commerciaux contre des pays précis, comme le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement en cours de renégociation contre la Chine.
Enfin, si les États ne disparaissent pas, c’est aussi parce qu’ils restent l’horizon politique des mouvements sociaux, qui peinent à s’organiser à l’échelle transnationale. Là encore, le développement inégal produit des luttes sociales peu coordonnées et avec des temporalités différentes, ce qui contribue à l’absence de politique progressiste à l’échelle européenne. Pendant la période de révolution mondiale des années 1970, Willy Brandt, du Parti social-démocrate allemand, remporte les élections en 1969, Harold Wilson, du Labour britannique,en 1974 et François Mitterrand, du Parti socialiste français, en 1981.
Dans ces conditions, il semble difficile, pour les dirigeants nationaux, de porter simultanément une politique sociale à l’échelle européenne. Mais si les intérêts des travailleurs ne sont pas coordonnés au niveau transnational, tel n’est pas le cas des intérêts des patronats. En 1983 est ainsi fondée la Table ronde des industriels européens, dont les propositions sont directement reprises par la Commission européenne et par les négociateurs des traités, au moins depuis l’Acte unique de 1986. Il en résulte une intégration différenciée des patronats et des classes laborieuses, à l’échelle européenne et internationale.
Deux exemples, celui de la monnaie et celui de l’introuvable Europe de la défense, mettent plus particulièrement en lumière les apports de cette thèse.
II) Monnaie et défense : deux illustrations de l’évolution historique du facteur transatlantique dans l’intégration européenne
La monnaie unique : un outil d’accumulation financière transatlantique
En 1987, le gouverneur de l’époque de la Banque de France, Renaud de La Genière, déclarait devant un parterre d’inspecteurs des finances convaincus : « la monnaie n’est pas un moyen de la politique économique : c’en est une contrainte ». À cette époque, la France fait déjà partie du Système monétaire européen (SME), qu’elle a rejoint depuis sa mise en place en 1979. Le SME est bâti au service de la libre concurrence des capitaux.
Selon le « triangle d’incompatibilités » développé par les économistes Robert Mundell et Marcus Fleming, les gouvernements qui font le choix de la libéralisation des capitaux et d’un système de change fixe doivent renoncer à la monnaie comme « moyen de la politique économique »[8]. À l’époque où De La Genière prononce ces paroles, comme aujourd’hui, la majorité des élites politiques et économiques européennes défend vigoureusement ces priorités lors des négociations autour de l’euro.
Le principal État bénéficiaire de cette conception de la monnaie, la RFA, est pourtant sceptique. Le gouvernement allemand partage alors les doutes de l’administration étasunienne quant à la capacité de ses homologues à respecter les conditions fixées, et surtout la liberté irrévocable de circulation des capitaux qui permet aux acteurs de la finance, notamment situés à Wall Street, de prospérer en Europe. Dans cette conjoncture, Washington appuie Berlin en menaçant de recourir à des mesures de rétorsion – prévues à la section 301 de la loi étasunienne sur le commerce extérieur[9] – afin de s’assurer que la libéralisation des capitaux ait lieu sur un mode élargi, c’est-à-dire qu’elle concerne aussi les acteurs extra-européens, à commencer par les investisseurs étasuniens.
La mise en place de l’euro est donc conditionnée à l’entrée de la finance étasunienne sur le territoire européen. Elle compromet la possibilité de bâtir un système de financement alternatif, qui ne soit pas basé sur la spéculation mais sur des projets écologiques et sociaux.
Alors que la fin de la guerre froide se précise, la négociation de la monnaie unique acquiert une dimension diplomatique. Les États membres, à commencer par la France, craignent la domination de l’Allemagne réunifiée et sa relation spéciale avec Washington. Contraints, ils négocient avec ces deux pays la monnaie unique, en échange de leur consentement au maintien de l’OTAN et à l’absorption des États de l’Est, y compris de la République démocratique allemande (RDA)[10] en son sein.[11] Par là même, ils renoncent à l’alternative portée par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev de « maison commune », laquelle impliquait la fin des alliances militaires et leur remplacement par les institutions de la CSCE. Ainsi, outre la libéralisation élargie des capitaux, la création de la monnaie unique est conditionnée à la présence de l’OTAN sur le continent européen.
Dans son allocution à Berlin en décembre 1989, le secrétaire d’État étasunien James Baker déclare : « Alors que l’Europe avance vers son objectif de marché intérieur commun, et que ses institutions de coopération politique et sécuritaire évoluent, le lien entre les États-Unis et la Communauté européenne deviendra encore plus important. »[12]
Trente ans plus tard, ces prévisions se vérifient. L’euro ne représente que 20 % des réserves allouées et 30 % des opérations de change[13]. Entre 1982 et 2020, la part de l’investissement direct étasunien à destination de l’Europe croît de 44 % à 59 %, alors qu’il stagne vers les autres régions depuis la crise de 2008[14]. L’intégration financière transatlantique est telle que, lorsque la faillite de la banque d’investissement étasunienne Lehman Brothers déclenche l’étincelle de la grande récession de 2008, c’est ensuite l’espace européen qui s’embrase.
Ainsi, la thèse démontre le lien profond entre intégration monétaire européenne et coopération transatlantique financière. Il en est de même à propos des questions de défense.
L’introuvable « Europe de la défense »
Le discours dominant présente l’Europe de la défense comme la volonté des États européens, après la fin de la guerre froide, de développer une politique étrangère autonome par rapport aux États-Unis.
En réalité, la tentation de l’autonomisation date plutôt de la période révolutionnaire mondiale des années 1970, où certains pays européens se placent en opposition à l’alignement étasunien.
Tandis que le gouvernement de Richard Nixon met fin aux Accords de Bretton Woods et adopte une politique isolationniste, les gouvernements sociaux-démocrates, élus dans la foulée des mobilisations de 1968, soumis à la pression inflationniste consécutive au choc pétrolier de 1973 et à la combativité des mouvements sociaux pour des hausses de salaires, rejettent la politique de confrontation étasunienne à l’égard de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et des pays du Sud. Ils appuient les revendications du « Nouvel ordre économique international »[15] : fin de l’échange inégal entre pays du Nord et ceux du Sud, à travers un moratoire généralisé sur la dette des pays du Sud, indexation des prix des matières premières sur ceux des produits manufacturés, transfert de nouvelles technologies vers le monde en développement et réduction des barrières tarifaires au Nord.
Cet appui se traduit aussi par la condamnation du soutien étasunien à la politique d’Israël lors de la guerre du Kippour. Dans la déclaration commune des gouvernements sur la situation au Proche-Orient du 6 novembre 1973, ceux-ci « estiment qu’un accord de paix doit être fondé notamment sur les points suivants : 1) l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force ; 2) la nécessité pour Israël de mettre fin à l’occupation territoriale qu’elle maintient depuis le conflit de 1967 ; 3) le respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de chaque État de la région et leur droit de vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues ; 4) la reconnaissance que, dans l’établissement d’une paix juste et durable, il devra être tenu compte des droits légitimes des Palestiniens » [16].
Trente ans après cette déclaration, l’autonomie des États membres par rapport aux États-Unis s’est en réalité largement restreinte, à rebours du discours mainstream qui présente la guerre en Irak de 2003 comme l’acte de naissance de l’Europe de la défense. En effet, la fraction transatlantique européenne est clairement en retrait par rapport à l’opposition qui s’exprime dans la rue, mais aussi dans les secteurs de la bourgeoisie industrielle qui perdent les contrats d’exploitation du pétrole, et chez certaines élites politiques.
Lors du sommet d’avril 2003 réunissant la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, ces gouvernements proclament notamment la création d’un quartier général autonome de planification militaire et le développement de « champions industriels franco-allemands ». Ils craignent en effet que « l’industrie européenne puisse être réduite au statut de sous-traitante des principaux entrepreneurs américains, tandis que le savoir-faire-clé est réservé aux entreprises américaines »[17].
Pourtant, la tendance atlantiste, alors majoritaire dans les pays qui défendent la guerre des États-Unis en Irak (République tchèque, Espagne, Portugal, Italie, Grande-Bretagne, Hongrie, Pologne, Danemark) et minoritaire au sein des gouvernements réfractaires (France, Allemagne, Belgique et Luxembourg), s’exprime dans les négociations d’une défense européenne. Par exemple, elle ouvre à la concurrence mondiale, et donc à l’entrée de capitaux étasuniens, la construction de l’Airbus militaire A400M et l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr – agence qui gère les grands programmes d’armements). Elle inscrit la stratégie européenne de sécurité dans une étroite collaboration avec l’OTAN.
Cette tendance sera d’ailleurs de nouveau hégémonique à partir du second mandat de George W. Bush en 2005, au cours duquel il renouvelle la coopération transatlantique. Ce tournant coopératif des États-Unis se manifeste notamment par l’ordre 39 de l’Autorité provisoire de la coalition en Irak, qui privatise les entreprises irakiennes sans aucune discrimination de nationalité. Le fait que la majorité des contrats de reconstruction est gagnée par des multinationales étasuniennes conduit certes à un certain mécontentement chez les élites européennes, mais ne se traduit pas dans la construction d’une Europe de la défense autonome des États-Unis.
III) Repenser et dé-essentialiser les institutions européennes avec la pensée de Nicos Poulantzas
À partir de ce constat empirique, la thèse formule des propositions théoriques pour mieux penser la réalité de l’Union européenne. Elle fait notamment appel à la sociologie matérialiste, inspirée des travaux du philosophe marxiste grec Nicos Poulantzas. D’après lui, l’État est « une condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et fractions de classe »[18], sous l’hégémonie de l’une d’entre elles.
Transposée à l’échelon européen, cette sociologie permet de penser les institutions supranationales, en particulier européennes, comme une médiation d’intérêts sociaux divergents, voire opposés. D’un côté, une fraction atlantiste hégémonique, globalement dépendante de ses relations avec les États-Unis ; de l’autre, les intérêts minoritaires, qu’ils soient ceux des bourgeoisies lésées par l’imbrication entre économies européennes et étasunienne ou des acteurs des mobilisations sociales. Quand la fraction transatlantique est en recul, du fait notamment de l’unilatéralisme des États-Unis, les seconds profitent d’une autonomie d’action très relative et provisoire pour avancer leurs positions. Néanmoins, toujours sans changer les fondements de la construction européenne. Preuve en est l’incapacité de l’Union européenne à bâtir une véritable autonomie stratégique, en dépit de l’augmentation des appels en ce sens depuis la pandémie et le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Pour aller plus loin
- Sophie Meunier et Kalypso Nicolaidis, « The Geopoliticization of European Trade and Investment Policy », JCMS, 2019, vol. 57, p. 107.
- Benjamin Bürbaumer, « TNC Competitiveness in the Formation of the Single Market: The Role of European Business Revisited », New Political Economy, 2020, p. 631-645.
- Cédric Durand et Razmig Keucheyan, « Financial hegemony and the unachieved European state », Competition & Change, 2015.
- Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978.
- Costa-Gavras, Adults in the room, Grèce/France, 2019, 124 minutes.