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L’échelle mobile des salaires : une mesure de justice sociale

Il y a cinq ans, le mouvement des Gilets jaunes traduisait une forte demande de justice sociale. Au cœur de leurs revendications figurait le besoin de vivre dignement de son travail, et la nécessité d’un meilleur partage des richesses produites. Alors que l’inflation atteint des taux records, la question du pouvoir d’achat est aujourd’hui plus que jamais au centre des préoccupations.

À côté des mesures d’urgence comme le blocage des prix, des propositions existent sur l’évolution des salaires : l’échelle mobile des salaires.

1. INDEXER LES SALAIRES, UN HÉRITAGES DES LUTTES POPULAIRES VIEUX D’UN SIÈCLE

On nous dit qu’il est irréaliste de vouloir imposer une évolution automatique des salaires en fonction des prix. Pourtant, les luttes populaires ont déjà réussi à l’imposer un peu partout en Europe, où elle porte ses fruits.

Argu n°1 : Une revendication historique des mouvements des femmes

Enjeu majeur de lutte sociale, l’indexation des salaires sur l’inflation est au cœur des revendications depuis plus d’un siècle. À l’été 1911 déjà, les femmes issues des classes ouvrières se mobilisaient contre la hausse des prix. Elles organisèrent plusieurs manifestations, principalement dans le Nord-Est de la France, pour dire leur mécontentement et les difficultés qu’elles rencontraient face à la cherté des biens de première nécessité.

La « croisade des ménagères » luttait contre l’augmentation des prix du beurre, du sucre, de la viande et des loyers et conspuait les marchands. Très vite, le mouvement fut rejoint par les hommes et soutenu par les syndicats ouvriers. La SFIO approuva les révoltes des ménagères, encouragea le boycott des produits dont le prix avait fortement augmenté, et avança pour la première fois l’idée d’une échelle mobile et la création d’un salaire minimum fixé annuellement.

Argu n°2 : Une réalité partout en Europe

Après des décennies de lutte sociale, l’indexation des salaires sur les prix fut adoptée un peu partout dans les pays européens. Elle fut ainsi l’une des revendications centrales du mouvement ouvrier d’Europe de l’Ouest lorsque celui-ci fut à son apogée. L’échelle mobile des salaires a par exemple été votée en France en 1952, et elle est restée en vigueur jusqu’en 1983.

Ces luttes n’ont pas été limitées à l’Hexagone, loin de là. En Italie, l’indexation des salaires sur les prix a été en vigueur de 1946 à 1992. Au Luxembourg, de 1921 à 2022. En Belgique, l’échelle mobile des salaires existe depuis 1920 et depuis 1965 aux Pays-Bas. Le Danemark l’a également instaurée dès 1945.

2  –  L’ÉCHELLE MOBILE DES SALAIRES

L’évolution des salaires, l’inflation et sa mesure ne sont pas des objets magiques et incompréhensibles. Au contraire, ils répondent à des règles que nous pouvons fixer démocratiquement.

Argu n°1 : Un mécanisme d’ajustement continu des salaires

L’échelle mobile des salaires est une forme d’indexation des salaires, c’est-à-dire d’évolution en continu selon une règle définie. Lier le salaire à l’évolution du coût de la vie est la forme la plus répandue d’indexation. Le but est d’éviter que le niveau de vie des salaires chute quand les prix augmentent. Pour cela, un indice de référence est retenu : l’indice national des prix à la consommation, basé sur les prix de plusieurs produits et services de consommation courante. Les salaires, dans un système d’échelle mobile, doivent être augmentés régulièrement en fonction de l’évolution de cet indice.

Il existe deux types d’indexation : l’indexation à ajustement intégral ou l’indexation à ajustement limité. L’indexation à ajustement intégral, utilisée en Belgique, consiste à augmenter les salaires pour compenser entièrement la perte de pouvoir d’achat due à la hausse des prix. Si l’indice de référence connaît une hausse de 2 %, les salaires sont relevés à hauteur de 2 %. Dans le cas de l’indexation à ajustement limité, non proportionnel, les salaires évoluent en fonction de la hausse des prix sans maintenir intégralement le pouvoir d’achat des travailleur·ses, soit en ne prenant en compte qu’une partie de la hausse des prix, soit en indexant qu’une partie du salaire sur celle-ci. 

Mais l’indexation à ajustement limité, ou non proportionnel, a un défaut majeur : l’évolution des salaires est constamment en retard par rapport à celle des prix, et le retard s’accumule. On appelle ce phénomène « effet palier ».

En France par exemple, le SMIC est indexé, mais n’augmente que quand l’indice des prix augmente de plus de 2 %. L’ajustement se fait automatiquement, chaque année, en janvier. Ainsi, le SMIC n’a augmenté que de 10% de 2007 à 2012 alors que l’indice des prix a augmenté de 11 % en même temps.

Argu n°2 : Mesurer l’évolution des prix, un enjeu de lutte 

Dans un système d’échelle mobile des salaires, le choix de comment l’évolution des prix est mesurée est déterminant. Quel panier est pris en compte, quel poids relatif pour les types de produits, où sont prises les mesures de prix : beaucoup de questions entrent en jeu. L’histoire des indices statistiques est d’ailleurs très liée à l’histoire des luttes populaires.

Le premier indice des prix, « l’indice des prix de détail des produits de consommation courante » fut calculé pour Paris et publié dans le Bulletin de la confédération des grossistes de France en 1913 pour apaiser la colère des ménagères des mouvements de 1911. Il ne comptabilisait alors que 13 articles de consommation courante. 

En 1930, un nouvel indice vit le jour : il démontrait un décrochage entre les prix de gros et les prix au détail. Les intermédiaires furent alors accusés de s’enrichir au dépend des consommateurs et très vite une nouvelle méthode plus représentative fut recherchée. 

En 1946, l’INSEE élabora son indice du prix de détail à partir de 213 articles. Celui-ci ne se basait plus exclusivement sur les prix de Paris mais de 18 régions et les relevés étaient plus nombreux. 

À partir de la loi du 11 février 1950 établissant les clauses d’échelle mobile des salaires, puis celle du 18 juin 1952 instaurant le SMIG, le choix de l’indice devint un enjeu politique majeur. Le président du Conseil demandait à l’INSEE la liste précise des produits sélectionnés pour le calcul de l’indice, afin de pouvoir intervenir directement sur les prix des articles concernés et d’empêcher la hausse des salaires ! En 1956, le gouvernement demanda à l’INSEE de calculer un nouvel indice : basé sur 230 articles, à partir des prix moyens de l’année précédente, avec une part moins importante pour les denrées alimentaires.

Lors du remplacement du SMIG par le SMIC en 1970, un nouveau calcul fut mis en place sous la pression des critiques, excluant le coût de construction des logements, des assurances ou des services domestiques. Les syndicats refusent cet indice, accusé de minorer la hausse des prix.

La CGT créa son propre indice en 1972. Contrairement à l’indice INSEE qui ne mesure que la variation des prix et non le coût de la vie, l’indice de la CGT était un indicateur des dépenses des ménages permettant d’élaborer un budget minimum pour vivre.

L’indice actuel de l’INSEE, élaboré en 1993 se revendiquait plus complet, intégrant des services auparavant non pris en compte tels que les frais funéraires ou les locations de voitures. Bien loin de refléter la hausse des prix, le nouvel indice creuse en fait l’écart entre l’inflation ressentie par les consommateurs et l’inflation calculée par l’INSEE. Ainsi, alors que l’INSEE annonçait une inflation de 7,7 % en février 2023 par rapport à l’année précédente, les prix de plusieurs denrées de première nécessité ont explosé sur la même période : +20 % pour les pâtes, +30 % pour la viande surgelée, +17 % pour les légumes frais ou encore +16 % pour l’énergie.

Pour refléter au mieux la hausse des prix, faire évoluer l’indice est indispensable pour tenir compte des dépenses liées au logement ou à la santé. Cet indice serait utilisé pour l’échelle mobile des salaires. 

3  – L’ÉCHELLE MOBILE DES SALAIRES A FONCTIONNÉ EN FRANCE PENDANT 30 ANS

« L’État n’est pas là pour faire augmenter les salaires » a déclaré Bruno Le Maire le 9 octobre. Et pourtant, pendant 30 ans, des millions de salarié·es français·es ont bénéficié de l’échelle mobile des salaires.

Argu n°1 : Indexer les salaires, on l’a déjà fait !

Revendication des syndicats depuis 1925, l’échelle mobile des salaires devient une revendication majeure après la Libération, avec des mobilisations massives menées par la CGT à partir de 1947 pour l’augmentation des salaires. 

Ces luttes massives conduisent à l’instauration du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti, futur SMIC) en 1950, puis à l’instauration de l’échelle mobile des salaires en 1952. Ainsi, le SMIG devenait indexé sur la hausse des prix, et la plupart des conventions collectives prévoyaient aussi l’indexation des salaires. Cependant, l’indexation laissait de côté certains salariés, et tous n’étaient pas traités également. 

En 1983, l’indexation des prix fut suspendue, à l’exception du SMIC, pour privilégier des négociations annuelles obligatoires dans chaque branche et entreprise (loi Auroux). La suppression de l’échelle mobile des salaires a eu des conséquences désastreuses pour l’économie française : de 1983 à 1989, la part des salaires dans la valeur ajoutée a chuté de 10 points !

4 – L’ÉCHELLE MOBILE DES SALAIRES EST UNE GRANDE RÉUSSITE EN BELGIQUE

L’échelle mobile des salaires est souvent pointée du doigt parce qu’elle déclencherait une « boucle prix-salaires » et accélèrerait l’inflation. Mais là où elle est en vigueur, il n’en est rien.

Argu 1 : une protection qui marche !

La Belgique a mis en place l’indexation des salaires sur les prix dès 1920 et l’a maintenue jusqu’à ce jour. La plupart des titulaires de revenus sont concernés par l’indexation, soit directement pour les salarié·es et les bénéficiaires d’allocations sociales, soit indirectement  pour les agriculteurs et professions médicales, les commerçants, les artisans…

Il existe différents mécanismes d’indexation des salaires selon les secteurs professionnels. Pour chacun d’entre eux, des commissions paritaires regroupant des représentants syndicaux et patronaux sont constituées afin de fixer leur régime d’indexation. Les commissions ont pour obligation d’effectuer au moins une revalorisation salariale par an. 

Ainsi l’indexation belge n’est pas la même pour tou·tes. Les fonctionnaires et bénéficiaires d’allocations sociales sont soumis à l’indexation à ajustement intégral : dès que l’indice santé connaît une hausse de 2%, leurs revenus augmentent en proportion ce qui assure le maintien de leur pouvoir d’achat.

En conséquence de l’application de l’échelle mobile des salaires, la Belgique est un des seuls pays de l’OCDE où les salaires réels ont progressé entre 2020 et 2023. Quant à l’inflation, elle est en 2023 deux fois moins élevée en Belgique qu’en France !

Argu 2 : un indice d’évolution des prix transparent et débattu

Le système d’indexation belge repose sur plusieurs indices : l’indice des prix à la consommation ou indice général, l’indice santé, l’indice lissé. 

L’indice général mesure l’évolution des prix d’un panier de biens et de services représentatifs des habitudes de consommation des ménages. Il est adapté régulièrement pour refléter le plus fidèlement possible ces habitudes de consommation, en s’adaptant aux évolutions technologiques par exemple.

Contrairement à notre indice INSEE dont la méthode n’a pas évolué depuis 1993, l’indice belge est réformé tous les 8 ans et subit des « mini-réformes » tous les 2 ans. Représentatif, transparent et compréhensible par tous, l’index belge est calculé sur la base de produits sélectionnés à partir d’une enquête sur le budget des ménages et leurs habitudes de consommation. Il tente ainsi de refléter l’évolution du coût de la vie et non simplement celle des prix.

L’indice est également contrôlable et contrôlé par la Commission de l’indice, empêchant ainsi toute manipulation du Gouvernement qui tenterait de mettre en place une politique des prix visant à baisser artificiellement l’inflation. Afin d’éviter une variation trop fréquente des rémunérations, c’est l’indice lissé, c’est-à-dire la moyenne des 4 derniers mois de l’indice santé qui sert de base à l’indexation. 

Cela n’empêche pas une lutte féroce avec le patronat, qui tente d’en retirer des biens et services pour limiter la hausse des salaires. Ainsi, sous prétexte de « santé », le patronat a obtenu en 1994 que les prix des boissons alcoolisées, du tabac et des carburants ne soient plus pris en compte pour l’indexation des loyers, des pensions, des allocations sociales et des salaires de la fonction publique. Des prix qui progressent surtout trop vite pour le patronat.

5 – L’ÉCHELLE MOBILE DES SALAIRES, UNE ARME DE PARTAGE DES RICHESSES

Souvent présentée comme un phénomène sur lequel nous ne pouvons pas agir, d’origine monétaire, ou extérieure, l’inflation est avant tout un conflit de répartition des richesses.

Argu n° 1 : Indexer les salaires n’entraîne pas l’inflation

Les libéraux et le patronat n’ont qu’un mot à la bouche pour refuser l’échelle mobile des salaires : leur fameuse « boucle prix-salaires ». Pour eux, augmenter les salaires conduirait automatiquement à augmenter leurs prix, et ainsi de suite. 

Ils oublient consciemment qu’il y a d’autres variables possibles pour les entreprises que la hausse des prix : rogner un peu leurs marges, ou réduire la part des dividences versés pour les entreprises côtées. Ce n’est donc pas une question de moyen, mais bien de choix de comment répartir la valeur ! 


L’inflation est un conflit de répartition entre salaires et capital. Depuis la fin de l’indexation des salaires en 1983, les salaires réels ont progressé beaucoup moins vite que la productivité, c’est à dire que les salariés n’ont bénéficié que très peu de la valeur supplémentaire qu’ils produisent grâce à leur travail.

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Source : Natixis, « Les conséquences considérables du choix d’affaiblir le pouvoir de négociation des salariés dans les pays de l’OCDE », Flash Economie, 13 mai 2019 – 598.

Note de lecture : Entre 1996 et 2019, la productivité par tête (courbe grise) a augmenté de 35 %, le salaire réel par tête de 18 % (courbe violette gras).

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